Publié par Florian & Alexis

« Le boc de Charles s’arrêta devant le perron du milieu ; des domestiques parurent ; le marquis s’avança, et, offrant son bras à la femme du médecin, l’introduisit dans le vestibule. Il était pavé de dalles en marbre, très haut, et le bruit des pas, avec celui des voix y retentissait comme dans une église. En face montait un escalier droit, et à gauche une galerie, donnant sur le jardin, conduisait à la salle de billard dont on entendait, dès la porte, caramboler les boules d’ivoire. Comme elle la traversait pour aller au salon, Emma vit autour du jeu des hommes à figure grave, le menton posé sur de hautes cravates, décorés tous, et qui souriaient silencieusement, en poussant leur queue. Sur la boiserie sombre du lambris, de grands cadres dorés portaient, au bas de leur bordure, des noms écrits en lettres noires. Elle lut : « Jean-Antoine d’Andervilliers d’Yverbonville, comte de la Vaubyessard et baron de la Fresnaye, tué à la bataille de Coutras, le 20 octobre 1587. » Et sur un autre : « Jean-Antoine-Henry-Guy d’Andervilliers de la Vaubyessard, amiral de France et chevalier de l’ordre de Saint-Michel, blessé au combat de la Hougue-Saint-Vaast, le 29 mai 1692, mort à la Vaubyessard le 23 janvier 1693. » Puis on distinguait à peine ceux qui suivaient, car la lumière des lampes, rabattue sur le tapis vert du billard, laissait flotter une ombre dans l’appartement. Brunissant les toiles horizontales, elle se brisait contre elles en arêtes fines, selon les craquelures du vernis ; et de tous ces grands carrés noirs bordés d’or sortaient, çà et là, quelque portion plus claire de la peinture, un front pâle, deux yeux qui vous regardaient, des perruques se déroulant sur l’épaule poudrée des habits rouges, ou bien la boucle d’une jarretière au haut d’un mollet rebondi. »

Madame Bovary, Flaubert, 1857, Première partie, chapitre 8

Les convives dansent les quadrilles au rythme des violons et des cors © F.A.

Les convives dansent les quadrilles au rythme des violons et des cors © F.A.

Quelle richesse, quel spectacle ! Je me sens transporté dans un rêve. Ces chandeliers, ces grands plafonds ornés de moulures, quelle richesse. Et ces hommes aux allures élégantes vêtus de leurs habits de lumière qui vivent dans un paradis éternel, mais quel heur !  Et ces femmes et leurs marmots gâtés qui offrent de la tendresse en échange de leurs caprices. Je revis mes lectures, Walter Scott et Marie Stuart. Quel romanticisme ces femmes, leurs servants et leurs baisemains.

Et moi, vivant avec ce chétif médecin de campagne, insensible, timide et perdu, je me sens embarrassée. Je rêve d’un amour passionné où chaque regard est un signe d’envie. Je souhaite me réveiller à l’aube dans un lit à baldaquin proche d’un homme brave qui pourrait répondre à mes envies. Oui, les robes de soies, les meubles et les tapis qui seraient réalisés par les plus réputés des artistes de Paris. Et cette éléphantesque demeure entourée d’une vaste végétation confinée aux châteaux écossais…

Je désire que ce bal vespéral demeure une conjoncture inachevée. Chaque son sortant de la bouche de ces aristocrates est mélodieux et me berce comme une caresse. Le miroitement des assiettes d’argent me rappelle des souvenirs du Berthaux, les jours de chasse. Ces joyaux m’aveuglent comme si ce spectacle était réservé pour tout potage aux patriciens. Ces parfums de fleurs me rappellent la suave odeur de l’encens au couvent. Et ces grandes toiles aux entourages dorés m’écarquillent les yeux et me font convoiter de grands pavillons clos mais vastes abritant des sylves. Ces banquettes si douillettes comme des nuages me transforment en un ange chassé par le cupidon de la Vaubyessard.

Quelle faveur d’écouter ces femmes qui me font fantasmer, à parler de leurs odyssées ! Je me vois déjà sur une gondole sillonnant les rues de Venise à la recherche de mon Roméo, et à entendre les voix soprano de ces femmes, je me crois dans un opéra. Ces glaces fabriquées avec tant de délicatesse dans des coquilles de vermeil me rappellent mes journées dans la laiterie à écrémer les terrines de lait avec mon doigt. Ces saveurs me mènent dans la fraîcheur écossaise.

J’en oublie Charles, cet alourdissement à l’égal d’un boulet qu’on attache au pied d’un captif.

Ces bruits de balles d’ivoire qui s’entrechoquent me font songer aux éclats des dames défilant avec leurs hauts talons sur les pavés de la place du Capitole. Je suis dans une sphère prodigieuse, ces miroirs me rappellent le temps de jeunes filles. En sirotant ma coupe de vin, je me découvre dans un charmant château avec de grands tableaux, de grandes glaces, de grandes pièces tenues par plusieurs laquais. Ces serviettes brodées de lettres initiales me font planer, je me vois trônant à un grand dîner où chaque serviette est brodée de la lettre « E ». En regardant le bois de la fenêtre du réfectoire, je m’imagine un grand matin à l’aube participant à une vénerie, enserrée de chiens affamés, à dos de cheval avec une robe de soie et entourée de plusieurs chasseurs à chapeaux melons, équipés de leurs trompettes à la recherche de quelque gibier. Cet homme au costume vert dans le coin du réfectoire, aux mains garnies de bagues, prenant appui sur un spectre, me fait fantasmer… Je m’imagine dans les rues de Rouen l’accompagnant en fumant le cigare.

Ces bibliothèques sont si impressionnantes que je me vois y rester une éternité lire des livres d’exceptions. Ces fontaines me font rêver, j’imagine un torrent de pièces d’or coulant sans arrêt.

 

Tag(s) : #madame bovary, #S3
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :