C’est un soir d’octobre 1964. Il pleut des cordes sur Paris et Jean Genet a déclaré renoncer à la littérature, suite à la mort de son compagnon, Abdallah Bentaga. Un jeune journaliste veut l’interviewer, pour éclaircir cette annonce.
JOURNALISTE - « Bonsoir, Monsieur Genet. J’ai appris avec stupéfaction que vous souhaitiez arrêter la littérature ? Pourriez-vous, peut-être, nous expliquer pourquoi ?
JEAN GENET - Bonsoir. Effectivement je compte arrêter d’écrire, tout du moins de publier. Après tout, cela a-t-il vraiment une importance ? Ma vie n’est que misères et peines dans ce monde, où je suis considéré comme un paria.
- Pouvez-vous nous parler de votre vie ? Vous abordez dans vos textes majoritairement les thèmes de l’homosexualité, du vol, de la trahison et du crime. Mais connaissez-vous réellement ces sujets, les avez-vous vous-même vécus ?
- Oh ! Si je les ai vécus… Ne m’en parlez pas. Vous venez de résumer l’entièreté de ma vie en quatre mots.
- Peut-être, pourrions-nous parler de votre vie ? Pour commencer, quand êtes-vous né ?
- Je suis né en 1910 à Paris. Hélas, je n’ai jamais connu mon père, et j’ai été abandonné rapidement par ma mère. Comme si, dès ma naissance, le monde entier s’en prenait déjà à moi. On m’a alors mis en nourrice chez un couple d’artisans. Enfant, j’étais plutôt brillant à l’école, et j’aimais particulièrement la littérature. Néanmoins, je sentais en moi une différence, une sorte de mal-être, et j’ai commencé à voler de l’argent, pour pouvoir m’acheter des livres. J’adorais lire.
- Effectivement, la vie n’a pas été clémente à votre égard. Que s’est-il passé par la suite ?
- Oh non, et ce n’est que le début de ma triste existence. Par la suite, en 1922, j’apprends le décès de ma mère nourricière, et c’est alors que je suis placé en apprentissage. J’ai beaucoup fugué, j’ai été arrêté et emprisonné. En 1926, on m’incarcère dans une colonie pénitentiaire à Mettray. C’est en 1929 que je m’engage dans la légion étrangère, qui m’a appris la vie. La vraie, la rude. J’y suis resté sept ans. Par la suite, j’ai voulu voyager dans toute l’Europe, mais j’avais évidemment besoin d’argent, j’en suis alors venu à me prostituer. En 1938, j’en ai eu marre, je suis rentré à Paris, et pour survivre j’ai recommencé à voler. Ce qui m’a couté la prison. En prison… j’ai beaucoup lu, et mon amour pour la littérature n’a cessé de croître. Un soir, alors que tout le monde dormait, je me suis décidé à me lancer dans la rédaction de « Notre Dame Des Fleurs », ainsi que dans l’écriture de « Haute surveillance ». J’ai également publié un poème sur Maurice Pilorge, qui était un homme que j’admirais, que j’ai aimé aussi, et qui a été exécuté en 1939. Vous voyez, le problème est là : lorsque j’aime quelqu’un, il disparait. Ce sera d’ailleurs le cas de quelqu’un d’autre, dont je vous parlerai plus tard. Mais, en toute honnêteté, je pense être le plus maudit des hommes, celui qui doit porter toutes les peines et les tristesses de ce monde.
- Vous me laissez sans voix, Monsieur Genet, je ne sais que dire. Mais voyez-vous, la roue tourne, comme on dit, et je suis certain que par la suite, vous avez su trouver un peu de bonheur. N’est-ce pas ?
- Le bonheur ? Ou le mensonge du bonheur, voulez-vous dire ? Hélas ! Oh, le bonheur cache bien son jeu ! Mais croyez-moi, derrière chaque moment heureux, derrière chaque être qui m’a été cher, se cachait un couteau de plus, de plus en plus affûté, en quête de ma poitrine, comme de ma chute ! Le malheur est une chose inévitable, un destin, une tragédie qui vous colle à la peau, qui ne vous lâche seulement qu'une fois à terre.
- Je… je… enfin…
- Je continue mon histoire. C’est en 1943 que j’ai fait la rencontre de Jean Cocteau, un homme intelligent, qui, je pense, a su admirer mon œuvre, « Le Condamné à Mort ». Lui, l'a vraiment comprise. Puis en 1944, je rencontre Jean-Paul Sartre, à qui j’ai inspiré « Saint Genet, Comédien et Martyr ». Lui aussi, Sartre, avait saisi beaucoup... J'ai d'ailleurs mis du temps à me remettre de ce livre. Qu'il est difficile, et cruel, de se voir dans le miroir que l'on vous tend ! Ensuite, j’ai continué à écrire. J’ai créé mon drame, « Les Bonnes », en 1947. Je n'aime pas le théâtre, mais il faut bien se faire entendre, n'est-ce pas ? Au moins, là, les gens vous écoutent...
- D’ailleurs, à ce sujet, vos œuvres reflètent une partie de vous, n’est-ce pas ?
- Oui, en effet, mes œuvres reflètent une partie de moi. Elles parlent de choses que j’ai vécues ou que je vis, et cela crée en général un malaise chez le public. C’est exactement l’effet attendu, mais on va dire que ce ne sont pas de simples histoires, tout droit sorties de l’imaginaire, mais quelque chose de bien réel, de très concret. Simplement… il faut prendre le temps de comprendre, n’est-ce pas ?
- D’accord. C’est intéressant. Continuez votre histoire.
- En 1949, j’ai écrit mon autobiographie « Journal du voleur ». Et mes textes ont commencé à être publiés chez Gallimard. J’ai écrit d'autres pièces de théâtre. En 1958, j’ai composé un beau livre qui s’appelle « Funambule », principalement inspiré par Abdallah Bentaga, mon compagnon.
- Votre compagnon ? Comme quoi... la vie réserve tout de même de belles surprises, et je pense que c’est une belle fin d’histoire. Je ne comprends pas pourquoi, alors, vous souhaitez arrêter la littérature ?
Un silence long et lourd s’installe brutalement dans la pièce.
- Eh bien… Abdallah s’est donné la mort, il y a quelques mois. Depuis ce jour, je n’ai plus goût à rien. L’homme que je suis n’est plus désormais que tristesse et désespoir. Je me demande, d’ailleurs… pourquoi ne pas quitter ce monde, étant donné que je suis une malédiction vivante, un bon à rien, un homosexuel, un foutu marginal qui ne rentre pas dans les codes infectes de la société actuelle... que j’emmerde ! Évidemment, tout ça vous parait bien ridicule, hein ? Le pauvre écrivain qui se plaint de son sort ! Ce ne sont que des mots pour vous, vous qui êtes du bon côté des choses, bien installé dans la société... Mais moi, je vous le dis, Jean Genet n'en peut plus !
- Monsieur Genet ! Calmez-vous ! Écoutez, moi, je vous comprends et j’apprécie votre art plus que tout. Même si vous ne rentrez pas dans les normes, continuez de les critiquer, continuez à écrire, car je peux vous assurer qu’il y a des gens, dans l’ombre, qui apprécient votre travail, et qui sont d’accord avec vous. Ne donnez pas raison à la société, et continuez d’écrire. Votre travail finira par payer, et les choses finiront peut-être par changer. Promettez-moi, au moins, d’y réfléchir, s’il vous plait.
Jean Genet, surpris, semble choqué d’entendre ce qu'on lui dit. Il regarde par la fenêtre, avant de lancer, sans grande conviction, un vague…
- J’y réfléchirai…
- Je vous remercie. Je ne veux pas vous déranger plus longtemps. Merci pour cette interview. Je prierai tous les dieux pour que vous continuiez d’écrire. Au revoir, Monsieur Genet.
- Au revoir. »
Le journaliste sort de la pièce, laissant un long silence derrière lui.
Dehors, la pluie a cessé sur Paris. On peut même apercevoir un rayon de soleil traverser les derniers nuages gris.
Écrivain français Paris 1910-Paris 1986 Jean Genet naît maudit du moins l'a-t-il ainsi voulu plus tard ce qui revient au même L'enfant qui voit le jour le 19 décembre 1910 est de père inconnu...
https://www.larousse.fr/encyclopedie/personnage/Jean_Genet/121085