Les plaisirs de la cuisine

Publié par Benjamin

« Les rois ne touchent pas aux portes.
Ils ne connaissent pas ce bonheur : pousser devant soi avec douceur ou rudesse l'un de ces grands panneaux familiers, se retourner vers lui pour le remettre en place, — tenir dans ses bras une porte.
Le bonheur d'empoigner au ventre par son nœud de porcelaine l'un de ces hauts obstacles d'une pièce ; ce corps à corps rapide par lequel un instant la marche retenue, l'œil s'ouvre et le corps tout entier s'accommode à son nouvel appartement.
D'une main amicale il la retient encore, avant de la repousser décidément et s'enclore, — ce dont le déclic du ressort puissant mais bien huilé agréablement l'assure. »

Le parti pris des choses, Francis Ponge

« Les plaisirs de la porte », p.22

Les présidents ne touchent pas aux cuisines.

Ils ne connaissent pas ce bonheur, couper méticuleusement des aliments, les pousser dans une poêle-tenir dans ses mains le manche ;

entamer une chorégraphie avec la poêle, remuer fermement ses mets, faire s’enlacer les chairs, les entendre frire, rajouter les épices comme un chef étoilé, accélérer la cadence dans l’espoir de toujours mener la danse, puis répéter plusieurs fois cet entraînant refrain ;

le bonheur d’entamer une danse avec sa partenaire, l’hôte en spectatrice privilégiée, les mets s’entassant au grès des mouvements de la poêle menée d’une main de maître sur un tempo vif, gai et gracieux ; promesse d’une explosion des saveurs pendant que les yeux réchauffent le cœur témoin de la fugacité du plaisir grâce à cette vision du captivant spectacle.

D’une main délicate il dresse cette assiette, il enclot ces aliments d’une appétissante aura modelée de ses propres mains ; c’est d’une torsion de poignet qu’il dépose la touche finale mettant fin à ce ballet. Après cette césure, le tempo s’emballe une dernière fois pour livrer une élégante assiette, qu’il sert en traversant avec classe la salle à manger à vive allure, dans une dynamique bien rodée qui finit invariablement comme un ostinato.