Publié par Erell
"Après tout, le père de M. Julien n’est autre chose qu’un charpentier ; lui-même comment gagnait-il sa vie avant d’être chez madame ?
Madame de Rênal n’écoutait plus ; l’excès du bonheur lui avait presque ôté l’usage de la raison. Elle se fit répéter plusieurs fois l’assurance que Julien avait refusé d’une façon positive, et qui ne permettait plus de revenir à une résolution plus sage.
— Je veux tenter un dernier effort, dit-elle à sa femme de chambre, je parlerai à M. Julien.
Le lendemain après le déjeuner, madame de Rênal se donna la délicieuse volupté de plaider la cause de sa rivale, et de voir la main et la fortune d’Élisa refusées constamment pendant une heure.
Peu à peu Julien sortit de ses réponses compassées, et finit par répondre avec esprit aux sages représentations de madame de Rênal. Elle ne put résister au torrent de bonheur qui inondait son âme après tant de jours de désespoir. Elle se trouva mal tout à fait. Quand elle fut remise et bien établie dans sa chambre, elle renvoya tout le monde. Elle était profondément étonnée.
Aurais-je de l’amour pour Julien ? se dit-elle enfin.
Cette découverte, qui dans tout autre moment l’aurait plongée dans les remords et dans une agitation profonde, ne fut pour elle qu’un spectable singulier, mais comme indifférent. Son âme, épuisée par tout ce qu’elle venait d’éprouver, n’avait plus de sensibilité au service des passions."
Le Rouge et le Noir, Stendhal / Partie I, chapitre VIII, p.64-65
Aurais-je de l’amour pour Julien ? C’est cette question que je me pose sans arrêt depuis son arrivée. Pourquoi suis-je si contente qu’il ait refusé de prendre la main de cette pauvre Élisa ? Elle qui est si gentille avec moi depuis le début. Elle qui depuis si longtemps est ma femme de chambre et qui a toujours pris soin de moi. Mais la réponse négative me comble vraiment de bonheur, à me rendre presque malade.
Je n’imagine pas Julien passer du temps avec une autre femme. C’est avec moi qu’il rigole, c’est avec moi qu’il se promène et c’est de mes enfants qu’il s’occupe. Ce n’est donc pas avec une autre femme qu’il doit se marier. Est-il simplement une tentation dans ma vie morne et trop réglée ? Il est tellement l'opposé de mon mari que cela trouble mon esprit. Le sentiment que j’éprouve à son égard est flou. Serait-ce de l’amour ou tout simplement un sentiment maternel ?
Il est tellement jeune, je le vois comme mon fils. Oui, c’est ça, je le vois comme mon fils et je ne veux pas qu’il soit entre de mauvaises mains. Élisa n’est pas une femme assez bien pour lui. Il mérite mieux qu’une simple maîtresse de chambre. Et puis j’ai un mari qui s’occupe très bien de moi, qui est attentionné et, qui en plus est, est le père de mes enfants. Je suis une femme de la bourgeoisie qui aime les grands hommes et non les fils de charpentier. Je suis fidèle à mon mari ! Julien est juste le précepteur de mes tendres enfants, il est ici pour le travail.
Et puis que vais-je dire aux autres, aux habitants de toute la ville ? Je ne veux pas me faire mauvaise réputation auprès de tous ces gens. Mais j’ai beau essayer de me dire cela, je crois que je l’aime… Je n’ai jamais ressenti ce sentiment auparavant, c’est agréable. Des étincelles parcourent mon corps à chaque fois que nos peaux se touchent et je suis heureuse dès que je le vois entrer dans une pièce. Mon cœur s'emballe quand son regard insouciant et sa mine charmante se posent sur moi. Je n’ai jamais été aussi heureuse que depuis qu’il est arrivé dans cette demeure. Je l’aime, je suis amoureuse de cet homme.
Mais lui, que ressent-il ? Se joue-t-il de moi ? Est-il sincère ? Ou est-ce que j'interprète mal son comportement ? Après tout, il n'est ici que pour le travail et peut-être me voit-il comme sa mère. Il ne ressent sans doute pas la même chose que moi. Il est si timide que nous n’avons jamais eu de discussion sérieuse. Cet amour est impossible et pas réciproque. Je vais l'aimer d’un amour maternel et non l’inverse. Il travaille et s’occupe très bien de mes enfants c’est tout. Je suis avec mon mari et je ne vais pas gâcher tout cela pour un simple précepteur.
Mais comme tout ceci est malheureux.