Publié par Tabatha

 À mon âge, une fille jeune, belle, spirituelle, où peut-elle trouver de sensations, si ce n'est dans l'amour ? J'ai beau faire, je n'aurais jamais d'amour pour Croisenois, Caylus, et tutti quanti. Ils sont parfaits, trop parfait peut-être ; enfin ils m'ennuient. 

Elle repassa dans sa tête toutes les descriptions de passion qu’elle avait lues dans Manon Lescaut, la Nouvelle Héloïse, les Lettres d'une religieuse portugaise, etc., etc. Il n'était question, bien entendu, que de la grande passion ; l'amour léger était indigne d'une fille de son âge et de sa naissance. Elle ne donnait le nom d'amour qu'à ce sentiment héroïque que l'on rencontrait en France du temps de Henri III et de Bassompierre. Cet amour-là ne cédait point bassement aux obstacles, mais, bien loin de là, faisait faire de grandes choses.

Quel malheur pour moi qu'il n'y ait pas une cour véritable, comme celle de Catherine de Médicis ou de Louis XIII ! Je me sens au niveau de tout ce qu'il y a de plus hardi et de plus grand. Que ne ferais-je pas d'un roi homme de cœur, comme Louis XIII soupirant à mes pieds ! Je le mènerais en Vendée, comme dit si souvent le baron de Tolly, et de là il reconquerrait son royaume ; alors plus de charte... et Julien me seconderait. Que lui manque-t-il ? un nom et de la fortune. Il se ferait un nom, il acquerrait de la fortune.

Rien ne manque à Croisenois, et il ne sera toute sa vie qu'un duc à demi ultra, à demi libéral, un être indécis parlant quand il faut agir, toujours éloigné des extrêmes, et par conséquent se trouvant le second partout. 

Le Rouge et le Noir, Stendhal – Livre II, Chapitre 11, page 357-358

Coeur cadenassé © Tabatha

Coeur cadenassé © Tabatha

Julien, à la différence du marquis de Croisenois et du comte Caylus, arrivait par conclusion premier partout, malgré son rang et son manque de fortune. 

Mais choisir Julien, sans nom, sans fortune… serait-ce donc un bonne ou une mauvaise chose ? Une fille de ma naissance ne peut tout de même pas se permettre une telle erreur, mon père m'a bien dit de ne pas me comporter comme une sotte. Croisenois et Caylus ne m'intéressent en aucun cas, tous deux m'ennuient au plus au plus haut point. Je ne peux tout de même pas vivre la grande passion avec un homme ennuyeux.

Ces lettres reçues se ressemblent toutes, en tous points, du pareil au même, passion profonde, passion mélancolique, rien ne change, rien ne se distingue, ni se différencie, quelle monotonie ! Je ne sais plus quoi penser, quel choix faire ? L'ennui ou une inévitable honte ? L'ennui serait définitif, mais la honte… Julien pourrait se faire un nom, obtenir et posséder une fortune, même si cette hypothèse me paraît quelque peu compliquée.

Après tout, c'est à moi de choisir le prétendant me plaisant le plus, à moi de vivre la passion d'un amour fou et épanoui, à moi de décider de l'homme que j'accompagnerais durant cette vie. Pourquoi tout ce qui se présente à moi est si délicat ? Il faut pourtant que je tranche !

Non, je ne peux pas me permettre de choisir Julien. Malgré nos promenades agréables, mon père serait furieux d'un tel choix, furieux et humilié que sa fille choisisse le domestique, le précepteur ! qui n'est rien d'autre qu'un fils de charpentier. 

Quoique… Si ! Je vais choisir Julien, c'est décidé ! Je le choisirai, lui et personne d'autre ! L'idée de passer à côté de la passion et de vivre dans un ennui mortel, avec un homme qui me laisse indifférente me révulse, je ne me le permettrais pas. 

Julien changera, j'en suis certaine, il se fera un nom, se grandira par moi, il possédera une fortune, j'en suis convaincue.  Quand à mon père, si j'aime Julien, il ne contredira peut-être pas mon amour… Je n'en sais rien, mais tout cela m'est bien égal dès à présent, car c'est lui que j'ai choisi !

 

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