Publié par Maxime
"Toutes les femmes étaient aux balcons. La garde d’honneur se mit en mouvement. On admirait les brillants uniformes, chacun reconnaissait un parent, un ami. On se moquait de la peur de M. de Moirod, dont à chaque instant la main prudente était prête à saisir l’arçon de sa selle. Mais une remarque fit oublier toutes les autres : le premier cavalier de la neuvième file était un fort joli garçon, très mince, que d’abord on ne reconnut pas. Bientôt un cri d’indignation chez les uns, chez d’autres le silence de l’étonnement annoncèrent une sensation générale. On reconnaissait dans ce jeune homme, montant un des chevaux normands de M. Valenod, le petit Sorel, fils du charpentier. Il n’y eut qu’un cri contre le maire, surtout parmi les libéraux. Quoi, parce que ce petit ouvrier déguisé en abbé était précepteur de ses marmots, il avait l’audace de le nommer garde d’honneur, au préjudice de MM. tels et tels, riches fabricants ! Ces messieurs, disait une dame banquière, devraient bien faire une avanie à ce petit insolent, né dans la crotte. – Il est sournois et porte un sabre, répondait le voisin, il serait assez traître pour leur couper la figure. Les propos de la société noble étaient plus dangereux. Les dames se demandaient si c’était du maire tout seul que provenait cette haute inconvenance. En général, on rendait justice à son mépris pour le défaut de naissance. Pendant qu’il était l’occasion de tant de propos, Julien était le plus heureux des hommes. Naturellement hardi, il se tenait mieux à cheval que la plupart des jeunes gens de cette ville de montagne. Il voyait dans les yeux des femmes qu’il était question de lui. Ses épaulettes étaient plus brillantes, parce qu’elles étaient neuves. Son cheval se cabrait à chaque instant, il était au comble de la joie. Son bonheur n’eut plus de bornes, lorsque, passant près du vieux rempart, le bruit de la petite pièce de canon fit sauter son cheval hors du rang. Par un grand hasard, il ne tomba pas, de ce moment il se sentit un héros. Il était officier d’ordonnance de Napoléon et chargeait une batterie."
Le Rouge et le Noir, Stendhal, Livre I, chapitre XVIII
Julien rêvait.
Sur la selle de son destrier, il faisait la conquête de l’Italie. Il était alors officier de prestige de Napoléon. Il était l’instrument de sa gloire, son officier le plus précieux, la pièce maîtresse de l’échiquier. Les troupes à la charge de Julien s’étaient installées dans un fort italien qu’elles avaient trouvé vide après la victoire de Mondovi. Ce fort se trouvait au sud du village, non loin des montagnes. Mais alors une fois que la garde d’honneur eut atteint la maison de son père, Julien vit se dessiner le visage de l’ennemi.
Là ! Derrière ces montagnes, il en était persuadé, le général Colli* préparait une embuscade. Il devait faire quelque chose pour contrer l’attaque invisible de l’adversaire. Il observait attentivement, depuis la muraille sud du fort qui offrait un excellent point de vue sur les montagnes, le moindre signe de vie, mais il n’y avait personne. Il se leva, s’avança vers ses troupes au repos en contre-bas et se mit à prononcer son discours pendant que le soleil le bénissait d’un halo de lumière. Ils se mirent tous en position, pourtant pas la moindre armée ennemie, pas le moindre corps d’infanterie italien ou de cavalerie. Au bout de quelques longues minutes, les soldats se mirent à douter, Julien n’était pas Napoléon et les messes basses se mirent à serpenter entre les rangs. Les troupes du Royaume de Sardaigne avaient été bien trop affaiblies pour tenter un assaut. Qui plus est, les troupes du général Colli avaient été définitivement défaites à Mondovi seulement deux jours plutôt. Seul le général, et quelques-uns de ses derniers hommes ayant survécu au massacre s’étaient échappés. Mais Julien, lui, ne doutait pas, il le sentait, et son instinct lui avait valu les plus beaux compliments de l’Empereur.
« Per prendere d’assalto ! »
Des buissons, des reliefs, des arbres, l’assaut ne représentait pas plus de 100 hommes contre les 350 soldats de Julien à qui Napoléon avait laissé son commandement exceptionnel après ses prouesses au combat. Julien s’était tant démarqué des autres officiers qu’il avait l’entière confiance de Napoléon et qu’il ne devait pas faillir. Mais Julien avait bien compris que cet assaut désespéré cachait quelque chose. Les soldats étaient guidés par un officier italien inconnu de Julien, il se douta que le général Colli avait préparé sa fuite. Cependant Julien ne pouvait pas laisser fuir le général et ne pouvait laisser non plus ses troupes batailler seules.
Le général Colli avait sûrement l’intention de prendre le large en mer et, une fois embarqué, Julien ne pourrait plus le rattraper. Julien pensa : « Il a à disposition 35 cavaliers, 5 batteries d’artilleries et enfin 310 soldats… »
La solution était toute trouvée pour Julien. Après avoir mis en déroute ce qui restait des troupes du Royaume de Sardaigne, il prendrait en chasse le général et le rapporterait vivant à l’Empereur. La terrible armée ennemie n’était composée que de soldats, Julien les garda alors très habilement à distance du fort et de ses troupes, et les harcela avec les batteries d’artilleries. Il ne fallut qu’une après-midi à Julien pour venir à bout de ces féroces soldats. Il prit alors courageusement la route de nuit avec ses 35 cavaliers, qui avaient fort bien bataillé. Mais l’heure n’était pas aux lamentations. Il fallut la nuit entière à Julien et ses hommes pour atteindre le village côtier de Savona qui se situait au sud-est de Mondovi et qui paraissait être le lieu le plus pertinent pour prendre le large.
Une fois que la garde d’honneur eut rejoint la rivière au sud du petit village de Verrières et avant que le cortège ne rejoignît la mairie pour y finir son périple, Julien put apercevoir au loin un navire prêt à larguer les amarres. Sur un aviso, une goélette, un équipage était en train de s’activer. Julien n’avait pas éveillé les soupçons de la population en contre-bas qui aurait à coup sûr averti le général. Il fit poser le pied à terre de cinq de ses cavaliers, les autres avaient pour mission d’attendre le signal d’un des hommes à terre pour prendre d’assaut le village et empêcher le navire de partir avec le général, pendant que Julien et ses hommes iraient à la mairie où devait attendre le général Colli. Julien et ses hommes gagnèrent alors le village sous le regard décontenancé des villageois italiens. En effet, il devait se sentir suffisamment sûr de lui pour ne pas enlever son uniforme d’officier français.
Une fois que la garde d’honneur eut atteint la mairie, Julien dégaina son sabre et le pointa vers Monsieur de Rênal qui venait de mettre pied à terre. Ses valeureux cavaliers se retournèrent alors contre lui.
* Le général Colli fut le commandement des troupes du Royaume de Sardaigne, il s’opposa à Napoléon lors de la bataille de Mondovi qui eut lieu 21 avril 1796.