La vie devant soi

Publié par Adèle

« Il y avait beaucoup de bougies et j'en ai allumé un tas pour qu’il fasse moins noir. Elle a encore murmuré Blumentag, Blumentag deux fois et je commençais à en avoir marre, j'aurais bien voulu voir son Blumentag se donner autant de mal que moi pour elle. Et puis je me suis rappelé que Blumentag ça veut dire jour des fleurs en juif, et ça devait être encore un rêve de femme qu'elle faisait. La féminité, c'est plus fort que tout. Elle a dû aller à la campagne une fois, quand elle était jeune, peut-être avec un mec qu'elle aimait, et ça lui est resté.

- Blumentag, Madame Rosa.

Je l'ai laissée là et je suis remonté chercher mon parapluie chez Arthur parce que j'étais habitué. Je suis remonté encore une fois plus tard pour prendre le portrait de Monsieur Hitler, c'était la seule chose qui lui faisait encore de l'effet. Je pensais que Madame Rosa n'allait pas rester longtemps dans son trou à juifs et que Dieu aurait pitié d'elle car lorsqu'on est à bout de forces, on a toutes sortes d'idées. Je regardais parfois son beau visage et puis je me suis rappelé que j'avais oublié son maquillage et tout ce qu'elle aimait pour être femme, et je suis remonté une troisième fois, même que j'en avais marre, elle était vraiment exigeante, Madame Rosa.  J'ai mis le matelas à côté d'elle pour la compagnie mais je n’ai pas pu fermer l'œil parce que j'avais peur des rats qui ont une réputation dans les caves, mais il n'y en avait pas. Je me suis endormi, je ne sais pas quand, et quand je me suis réveillé, il n'y avait presque plus de bougies allumées. Madame Rosa avait les yeux ouverts mais lorsque je lui ai mis le portrait de Monsieur Hitler devant, ça ne l'a pas intéressée. C'était un miracle qu'on ait la pu descendre dans son état. »

                    La vie devant soi, Romain Gary (Émile Ajar), 1975, p.264

10 avril 1975

Monsieur PERAN

Juge des enfants

Tribunal de Paris

Mohammed,

Je suis le juge des enfants et je viens d’apprendre le décès de Madame Rosa.  J’ai su que tu étais resté trois semaines auprès d’elle alors qu’elle était morte. Tu avais allumé des bougies et  « Quand tu t’es  réveillé il n’y avait presque plus de bougies allumées ».

Je sais que tu es descendu avec elle à la cave de l’appartement qu’elle nommait « trou des juifs », lieu où elle se cachait car elle se croyait toujours en période de guerre et craignait que les allemands ne viennent la chercher pour la conduire à Auschwitz. Tu dis d’ailleurs qu’elle avait « une peur bleue des Allemands ».  Je sais aussi que tu avais peur « des rats qui ont une réputation dans les caves ».

Je m’inquiète de ta situation, car tu es maintenant orphelin. En effet, ton père n’a jamais  été présent auprès de toi. Quand il a souhaité te récupérer, Madame Rosa lui a menti en cachant tes origines Arabes. Elle lui a fait croire que tu étais juif. Il en est d’ailleurs mort. Ta mère prostituée n’a jamais pris soin de toi.

Je sais que tu ne t’es pas très bien conduit. Tu as commis des vols : tu as « volé des gants au Printemps » et tu es « allé les jeter dans une poubelle ». Tu as aussi essayé de la drogue. Tu as dit au policier : « ça m’a remué et j’ai été pris de violences, quelque chose de terrible ».

Tu te mets donc en danger et comme tu n’as que quatorze ans, je ne peux te laisser seul dans ce quartier pauvre de Belleville.

Je sais que tu étais attaché à Madame Rosa et que, malgré son passé de prostituée et ses troubles à la fin de sa vie, elle s’est bien occupée de toi. Je dois maintenant te trouver une solution d’accueil, comme ton ami Banania qui a été adopté. Je sais que tu as rencontré une dame nommée Nadine qui travaille dans un cinéma. Elle est très attachée à toi et est d’accord pour s’occuper de toi. Je te confie donc à elle.

Tu pourras continuer à te rendre chez le docteur Katz « qui fait du bien ».

J’espère que tu pourras de nouveau dire la même phrase que quand tu es allé au cirque : « J’étais tellement heureux que je voulais mourir, parce que le bonheur il faut le saisir quand il est là ».

Je reste à ta disposition si tu veux me rencontrer.

Monsieur PERAN

Juge des enfants