Publié par Lilou et Emmie
« À trois pas d’Emma, un cavalier en habit bleu causait Italie avec une jeune femme pâle, portant une parure de perles. Ils vantaient la grosseur des piliers de Saint-Pierre, Tivoli, le Vésuve, Castellamare et les Cassines, les roses de Gênes, le Colisée au clair de lune. Emma écoutait de son autre oreille une conversation pleine de mots qu’elle ne comprenait pas. On entourait un tout jeune homme qui avait battu, la semaine d’avant, Miss Arabelle et Romulus, et gagné deux mille louis à sauter un fossé en Angleterre. L’un se plaignait de ses coureurs qui engraissaient ; un autre, des fautes d’impression qui avaient dénaturé le nom de son cheval.
L’air du bal était lourd ; les lampes pâlissaient. On refluait dans la salle de billard. Un domestique monta sur une chaise et cassa deux vitres ; au bruit des éclats de verre, Mme Bovary tourna la tête et aperçut dans le jardin, contre les carreaux, des faces de paysans qui regardaient. Alors le souvenir des Bertaux lui arriva. Elle revit la ferme, la mare bourbeuse, son père en blouse sous les pommiers, et elle se revit elle-même, comme autrefois, écrémant avec son doigt les terrines de lait dans la laiterie. Mais, aux fulgurations de l’heure présente, sa vie passée, si nette jusqu’alors, s’évanouissait tout entière, et elle doutait presque de l’avoir vécue. Elle était là ; puis autour du bal, il n’y avait plus que de l’ombre, étalée sur tout le reste. Elle mangeait alors une glace au marasquin, qu’elle tenait de la main gauche dans une coquille de vermeil, et fermait à demi les yeux, la cuiller entre les dents.
Une dame, près d’elle, laissa tomber son éventail. Un danseur passait.
— Que vous seriez bon, monsieur, dit la dame, de vouloir bien ramasser mon éventail, qui est derrière ce canapé !
Le monsieur s’inclina, et, pendant qu’il faisait le mouvement d’étendre son bras, Emma vit la main de la jeune dame qui jetait dans son chapeau quelque chose de blanc, plié en triangle. Le monsieur, ramenant l’éventail, l’offrit à la dame, respectueusement ; elle le remercia d’un signe de tête et se mit à respirer son bouquet. »
Madame Bovary, Flaubert - Première partie, Chapitre 8, lignes 164-189
Emma était assise seule sur une chaise en attendant le retour de Charles, parti aux commodités. Elle balayait du regard la salle, son regard s'arrêtant sur chaque robe, sur chaque parure et sur chaque escarpin. Elle se disait chaque fois à quelle point elle serait si belle si elle était à leur place et qu'elle possédait leur argent. Cette robe rouge à strass blanc lui irait si bien. Elle danserait la valse avec une de ses amours infidèles.
Madame De Lacroix la porte avec nonchalance et un air hautain. Je mérite cette robe tellement plus qu'elle. Et puis c'est une blèche robe orange que je vois là. Cette femme n'a aucun goût. Par contre, ce jeune homme là-bas est à faire fantasmer toute jeune demoiselle présente ce soir. Grand, longs cheveux noir brillant, attachés en chignon sur l'arrière sa tête et cette carrure ! Est-il cavalier ? Il en a tout l'air. Cette broche sur son épaule, est-ce un nuage ? Il est aussi beau que l'homme le portant, bleu et blanc, il le porte avec fierté et charisme.
– Bien le bonjour et félicitations pour ce magnifique bal ! Votre buffet et vos décorations sont splendides.
En effet, le buffet est splendide ! La montagne de choux, les légumes et le repas sont à faire saliver mes papilles. Et puis cette glace au marasquin est un délice. La décoration est un chef-d’œuvre ! Les tables sont couvertes de draps blanc soyeux et ornées de bougeoirs en or, de couverts en argent et de rose blanche. Ce bal est synonyme de paradis. Je veux y rester éperdument. Enfin, si mon ennuyeux mari décide de m'inviter à danser au lieu de me laisser prendre racine sur cette chaise.
Ce couple dansant depuis le début de la soirée est si beau ! Leurs habits sont accordés, cela leurs va à merveille. Cette veste et cette robe sont d'un violet pareil aux délicieux vins servis ce soir. Il date d'il y a une décennie il me semble. J'y ai pris goût.
Être entourée de tous ces gens, j'y prends goût de plus en plus. J'imagine bien que désormais je suis de l'aristocratie puisque je suis invitée à ce genre de bal. Devrais-je en faire un moi aussi ? Le mien ne devra pas ressembler au paradis mais bien l'être.
Premièrement, il y aura cette glace, des aristocrates toute la ville et de toute la région tellement la soirée sera annoncée ! Elle sera la meilleure jamais vécue depuis les temps de mon ascension sociale. Il y aura évidemment du vin de la meilleure qualité qui soit, un buffet aussi grand qu'il puisse. Il s'y trouvera choux, glaces de tous les goûts, viandes, champagne, pains de toutes sortes, gâteaux et même terrines, plats de gibier et soupières fumantes. Tout pour épater mes voisins aristocrates. Pour les décorations, le rouge sera mis à l'honneur, les tables recouvertes d'un rouge sang avec les ornements en or blanc. Pour les danses, je les danserai toutes, avec ce bel homme au chignon sachant danser et avec qui je me sentirais heureuse. La musique nous accompagnera avec des violons et de magnifiques clavecins pour animer notre très belle soirée. Après cette soirée, on parlera de moi, Emma Bovary, celle qui a organisée le meilleur bal. On me voudra, on m'invitera, on me désirera, on me jalousera…
« À trois heures du matin, le cotillon commença. Emma ne savait pas valser. Tout le monde valsait, Mlle d’Andervilliers elle-même et la marquise ; il n’y avait plus que les hôtes du château, une douzaine de personnes à peu près.
Cependant, un des valseurs, qu’on appelait familièrement vicomte, et dont le gilet très ouvert semblait moulé sur la poitrine, vint une seconde fois encore inviter Mme Bovary, l’assurant qu’il la guiderait et qu’elle s’en tirerait bien.
Ils commencèrent lentement, puis allèrent plus vite. Ils tournaient : tout tournait autour d’eux, les lampes, les meubles, les lambris, et le parquet, comme un disque sur un pivot. En passant auprès des portes, la robe d’Emma, par le bas, s’ériflait au pantalon ; leurs jambes entraient l’une dans l’autre ; il baissait ses regards vers elle, elle levait les siens vers lui ; une torpeur la prenait, elle s’arrêta. Ils repartirent ; et, d’un mouvement plus rapide, le vicomte, l’entraînant, disparut avec elle jusqu’au bout de la galerie, où, haletante, elle faillit tomber, et, un instant, s’appuya la tête sur sa poitrine. Et puis, tournant toujours, mais plus doucement, il la reconduisit à sa place ; elle se renversa contre la muraille et mit la main devant ses yeux.
Quand elle les rouvrit, au milieu du salon, une dame assise sur un tabouret avait devant elle trois valseurs agenouillés. Elle choisit le vicomte, et le violon recommença. »
Madame Bovary, Flaubert - Première partie, Chapitre 8, lignes 207-229