Publié par Laura & Inès
« Un jour qu’il était allé au marché d’Argueil pour y vendre son cheval, — dernière ressource, — il rencontra Rodolphe.
Ils pâlirent en s’apercevant. Rodolphe, qui avait seulement envoyé sa carte, balbutia d’abord quelques excuses, puis s’enhardit et même poussa l’aplomb (il faisait très chaud, on était au mois d’août), jusqu’à l’inviter à prendre une bouteille de bière au cabaret.
Accoudé en face de lui, il mâchait son cigare tout en causant, et Charles se perdait en rêveries devant cette figure qu’elle avait aimée. Il lui semblait revoir quelque chose d’elle. C’était un émerveillement. Il aurait voulu être cet homme.
L’autre continuait à parler culture, bestiaux, engrais, bouchant avec des phrases banales tous les interstices où pouvait se glisser une allusion. Charles ne l’écoutait pas ; Rodolphe s’en apercevait, et il suivait sur la mobilité de sa figure le passage des souvenirs. Elle s’empourprait peu à peu, les narines battaient vite, les lèvres frémissaient ; il y eut même un instant où Charles, plein d’une fureur sombre, fixa ses yeux contre Rodolphe qui, dans une sorte d’effroi, s’interrompit. Mais bientôt la même lassitude funèbre réapparut sur son visage.
— Je ne vous en veux pas, dit-il.
Rodolphe était resté muet. Et Charles, la tête dans ses deux mains, reprit d’une voix éteinte et avec l’accent résigné des douleurs infinies :
— Non, je ne vous en veux plus !
Il ajouta même un grand mot, le seul qu’il ait jamais dit :
— C’est la faute de la fatalité !
Rodolphe, qui avait conduit cette fatalité, le trouva bien débonnaire pour un homme dans sa situation, comique même, et un peu vil. »
Madame Bovary - Troisième parties, Chapitre 10
Ma chère petite femme,
Je deviens fou, mon cœur porte le poids d’une énorme tristesse.
Tu ne liras jamais cette lettre car tu nous as quittés.
J’aimerais tellement que tu m’expliques, je voudrais comprendre ce qui ne te convenait pas dans notre vie. Je t’aimais tellement pourtant !
Et Berthe ? Tu laisses notre fille sans mère ? Pourquoi avoir préféré mourir ? Notre vie te semblait si détestable ?
Aujourd'hui, nous croulons sous le poids de tes dettes. Notre enfant a maintenant un avenir incertain, car nous sommes pauvres !
Ma tendre femme, malgré tes erreurs, je t'aime encore.
Cependant, m'as-tu, toi, déjà aimé ? Tu m'as été infidèle deux fois. D'abord Rodolphe, puis Léon !
Comme tu les as aimés, j’ai lu toutes les lettres ! Qu'aurais-je dû faire pour que tu m'aimes autant ?
J'ai revu Rodolphe, je me suis perdu en rêveries devant sa figure que tu as aimée. Il m’a semblé revoir quelque chose de toi. J'aurais voulu être cet homme. Tu étais si belle, tous les hommes t'ont sûrement convoitée.
J'adopte des prédilections ma femme ! Je me suis acheté des bottes vernies, j'utilise des cravates blanches, je mets des cosmétiques sur mes moustaches. Que tu aurais été heureuse de voir ça !
Emma, je ne cesse de penser à toi, mais plus les jours passent plus je t'oublie. Sentir cette image m'échapper de ma mémoire me désespère profondément. Je me perds dans l’immensité de mon chagrin. Malgré ça, chaque nuit mes rêves me ramènent à toi, toujours le même rêve.
Je viens à toi, je t’entoure de mes bras et tu tombes en pourriture.
Maintenant, c’est ta mort qui me brûle petit à petit, je vais tomber exactement de la même façon que toi. Car je t’aime, et à présent mon cœur n’est plus que chagrin.
Charles