Publié par Eliot

« Par respect, ou par une sorte de sensualité qui lui faisait mettre de la lenteur dans ses investigations, Charles n’avait pas encore ouvert le compartiment secret d’un bureau de palissandre dont Emma se servait habituellement. Un jour, enfin, il s’assit devant, tourna la clef et poussa le ressort. Toutes les lettres de Léon s’y trouvaient. Plus de doute, cette fois ! Il dévora jusqu’à la dernière, fouilla dans tous les coins, tous les meubles, tous les tiroirs, derrière les murs, sanglotant, hurlant, éperdu, fou. Il découvrit une boîte, la défonça d’un coup de pied. Le portrait de Rodolphe lui sauta en plein visage, au milieu des billets doux bouleversés.

On s’étonna de son découragement. Il ne sortait plus, ne recevait personne, refusait même d’aller voir ses malades. Alors on prétendit qu’il s’enfermait pour boire.

Quelquefois pourtant, un curieux se haussait par-dessus la haie du jardin, et apercevait avec ébahissement cet homme à barbe longue, couvert d’habits sordides, farouche, et qui pleurait tout haut en marchant.

Le soir, dans l’été, il prenait avec lui sa petite fille et la conduisait au cimetière. Ils s’en revenaient à la nuit close, quand il n’y avait plus d’éclairé sur la place que la lucarne de Binet.

Cependant la volupté de sa douleur était incomplète, car il n’avait autour de lui personne qui la partageât ; et il faisait des visites à la mère Lefrançois afin de pouvoir parler d’elle. Mais l’aubergiste ne l’écoutait que d’une oreille, ayant comme lui des chagrins, car M. Lheureux venait enfin d’établir les Favorites du commerce, et Hivert, qui jouissait d’une grande réputation pour les commissions, exigeait un surcroît d’appointements et menaçait de s’engager « à la concurrence ».

Un jour qu’il était allé au marché d’Argueil pour y vendre son cheval, — dernière ressource, — il rencontra Rodolphe.

Ils pâlirent en s’apercevant. Rodolphe, qui avait seulement envoyé sa carte, balbutia d’abord quelques excuses, puis s’enhardit et même poussa l’aplomb (il faisait très chaud, on était au mois d’août), jusqu’à l’inviter à prendre une bouteille de bière au cabaret.

Accoudé en face de lui, il mâchait son cigare tout en causant, et Charles se perdait en rêveries devant cette figure qu’elle avait aimée. Il lui semblait revoir quelque chose d’elle. C’était un émerveillement. Il aurait voulu être cet homme. »

Partie 3, chapitre 11, Madame Bovary, Gustave Flaubert, 1857

Charles, bouleversé par la mort de sa femme Emma, lui écrit une lettre pour se soulager le coeur © E.

Charles, bouleversé par la mort de sa femme Emma, lui écrit une lettre pour se soulager le coeur © E.

À Yonville-l’Abbaye, le 15 Décembre 1856

Emma,

Pourquoi m’as-tu quitté ? Je viens de découvrir dans le grenier les lettres que tu avais reçues de la part de Rodolphe et de Léon. Je me rassurais au début en croyant que ce n’était que de simples lettres entre amis. Mais j’avais tort. Puis j’ai rencontré Rodolphe, et j’ai compris pourquoi tu l’as aimé et je regrette de ne pas être comme lui. Je m'excuse de ne pas être aussi beau ou riche que lui.

J’ai essayé de te ressembler et de te plaire en m’habillant avec de beaux vêtements et en prenant soin de moi. Pour tout te dire, je t’en avais voulu au début, au moment où j’ai découvert tes tromperies. Mais j’ai pris conscience que si tu m’avais trompé, c’est que Dieu l’avait voulu et j’ai accepté son choix. Emma, je ne sais que faire sans toi, je ne peux pas vivre sans toi. Ce n’est pas de ta faute si tu m’as trompé avec eux !

Tu es tellement belle que tous les hommes te convoitent et c’est bien normal. Tu sais bien que je t’aime et que tu m’aimes aussi. Je ne peux pas vivre sans toi. Depuis que tu n’es plus là, tout le monde m’abandonne, je croule sous les dettes, les meubles ont été enlevés et il ne me reste plus que notre petite fille, Berthe, pour me tenir compagnie. Même Félicité est partie, en emportant avec elle toute ta garde-robe.

Tu as toujours été la femme la plus importante dans ma vie et je n’ai toujours voulu que ton bonheur. Alors pourquoi, pourquoi es-tu partie ? Je n’ai fait qu’essayer de te rendre heureuse toute ma vie et tu me quittes comme cela ? Je t’ai emmenée à l’opéra, je t’ai achetée une voiture. J’ai pris soin de ta santé, nous avons même déménagé à cause de tes problèmes. Alors, pourquoi ? Pourquoi m'as-tu laissé vivre dans la solitude ? Explique-moi Emma, j'ai besoin de savoir. Il doit sans doute y avoir une bonne raison et je veux savoir laquelle. Si c'est parce que tu avais peur que je découvre tes liaisons, je te l'ai déjà dit, je te pardonne.

Tu sais, ton agonie m’a fait beaucoup de mal et depuis ce jour je fais des cauchemars où tu disparais dans mes bras. Et puis, ton visage, ton si beau visage, commence à se troubler dans ma tête, et rien que d’avoir l’idée qu’un jour je puisse l’oublier me fait très mal. J’ai très peur de l’avenir, Emma, car je ne sais que faire sans ta présence. Je ne sais pas ce que je deviendrai sans toi à mes côtés. Tu me manques énormément et je te jure que nous nous retrouverons un jour et nous serons à nouveau réunis et à jamais inséparables. Je n’attends que cela.

Ton mari qui t’aime,

Charles

 

Tag(s) : #madame bovary, #S3
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