Publié par Emma

« Elle contait des histoires, vous apprenait des nouvelles, faisait en ville vos commissions, et prêtait aux grandes, en cachette, quelque roman qu’elle avait toujours dans les poches de son tablier, et dont la bonne demoiselle elle-même avalait de longs chapitres, dans les intervalles de sa besogne. Ce n’étaient qu’amours, amants, amantes, dames persécutées s’évanouissant dans des pavillons solitaires, postillons qu’on tue à tous les relais, chevaux qu’on crève à toutes les pages, forêts sombres, troubles du cœur, serments, sanglots, larmes et baisers, nacelles au clair de lune, rossignols dans les bosquets, messieurs braves comme des lions, doux comme des agneaux, vertueux comme on ne l’est pas, toujours bien mis, et qui pleurent comme des urnes. Pendant six mois, à quinze ans, Emma se graissa donc les mains à cette poussière des vieux cabinets de lecture. Avec Walter Scott, plus tard, elle s’éprit de choses historiques, rêva bahuts, salle des gardes et ménestrels. Elle aurait voulu vivre dans quelque vieux manoir, comme ces châtelaines au long corsage, qui, sous le trèfle des ogives, passaient leurs jours, le coude sur la pierre et le menton dans la main, à regarder venir du fond de la campagne un cavalier à plume blanche qui galope sur un cheval noir. Elle eut dans ce temps-là le culte de Marie Stuart, et des vénérations enthousiastes à l’endroit des femmes illustres ou infortunées. Jeanne d’Arc, Héloïse, Agnès Sorel, la belle Ferronnière et Clémence Isaure, pour elle, se détachaient comme des comètes sur l’immensité ténébreuse de l’histoire, où saillissaient encore çà et là, mais plus perdus dans l’ombre et sans aucun rapport entre eux, saint Louis avec son chêne, Bayard mourant, quelques férocités de Louis XI, un peu de Saint-Barthélemy, le panache du Béarnais, et toujours le souvenir des assiettes peintes où Louis XIV était vanté. »

Madame Bovary, Flaubert, - Partie 1, chapitre 6

© E.C.

© E.C.

Enfermée dans ce couvent, je me sens bien loin du monde tumultueux qui m’attend et dont mes lectures secrètes vantent les mérites.

Je sais qu’à l’extérieur je trouverai cette vie riche en aventures dont je rêve si souvent. Les voyages dans les pays exotiques à l’autre bout du monde, aux mille merveilles, semblent à mes yeux la vie idéale. Bien sûr, cette vie ne peut être envisageable qu’accompagnée de l’amour.

J’ai la certitude qu’une riche et belle âme viendra combler le manque de sentiments éprouvé en ces murs où seul un être invisible est vénéré. Je ne ressens aucune passion pour ce dieu idéalisé, adulé par les sœurs d’un amour froid et platonique. Au contraire, en moi monte un désir d’une vie épicée de rencontres, de mystères, d’intrigues et d’idylles extraordinaires.

Je laisse aux filles de la campagne les étriqués bourgeois insipides et sans le sou. Une vie passionnée ne peut être envisagée qu’aux côtés d’un homme de pouvoir, issu d’une riche famille qui saura, par son rang et sa culture, réaliser mes rêves.

Je me vois là, assise à côté de lui, à contempler le soleil se couchant sur le paisible lac Trasimeno en Italie. Il tient ma main avec douceur. Tout est calme. Sa douce voix me souffle sa flamme. De son autre main, il me caresse tendrement la joue. Rien ne peut rompre ce merveilleux instant.

Auprès de lui, je suis enfin l’héroïne des romans, richement vêtue d’une robe sur mesure aux tissus délicats, parée de somptueux bijoux aux mille et un diamants. Je l’accompagne lors de ses nombreux voyages et nous allons de bal en gala, nous nourrissant de mets exotiques et rares, invités des plus grands de ce monde. Notre couple est célèbre et envié, tant notre amour est fort et rayonnant. L’ivresse de cette passion me rend merveilleusement belle et je lis dans ses yeux qu’il est fier et heureux.

Il me tarde de quitter ce couvent lugubre et de vivre enfin cette belle réalité à laquelle je suis destinée.

 

Tag(s) : #bovarysme, #madame bovary, #S3
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