Publié par Maïlis L.
« Il y avait au couvent une vieille fille qui venait tous les mois, pendant huit jours, travailler à la lingerie. Protégée par l’archevêché comme appartenant à une ancienne famille de gentilshommes ruinés sous la Révolution, elle mangeait au réfectoire à la table des bonnes sœurs, et faisait avec elles, après le repas, un petit bout de causette avant de remonter à son ouvrage.
Souvent les pensionnaires s’échappaient de l’étude pour l’aller voir. Elle savait par cœur des chansons galantes du siècle passé, qu’elle chantait à demi-voix, tout en poussant son aiguille. Elle contait des histoires, vous apprenait des nouvelles, faisait en ville vos commissions, et prêtait aux grandes, en cachette, quelque roman qu’elle avait toujours dans les poches de son tablier, et dont la bonne demoiselle elle-même avalait de longs chapitres, dans les intervalles de sa besogne. Ce n’étaient qu’amours, amants, amantes, dames persécutées s’évanouissant dans des pavillons solitaires, postillons qu’on tue à tous les relais, chevaux qu’on crève à toutes les pages, forêts sombres, troubles du cœur, serments, sanglots, larmes et baisers, nacelles au clair de lune, rossignols dans les bosquets, messieurs braves comme des lions, doux comme des agneaux, vertueux comme on ne l’est pas, toujours bien mis, et qui pleurent comme des urnes.
Pendant six mois, à quinze ans, Emma se graissa donc les mains à cette poussière des vieux cabinets de lecture. Avec Walter Scott, plus tard, elle s’éprit de choses historiques, rêva bahuts, salle des gardes et ménestrels. Elle aurait voulu vivre dans quelque vieux manoir, comme ces châtelaines au long corsage, qui, sous le trèfle des ogives, passaient leurs jours, le coude sur la pierre et le menton dans la main, à regarder venir du fond de la campagne un cavalier à plume blanche qui galope sur un cheval noir. Elle eut dans ce temps-là le culte de Marie Stuart, et des vénérations enthousiastes à l’endroit des femmes illustres ou infortunées. Jeanne d’Arc, Héloïse, Agnès Sorel, la belle Ferronnière et Clémence Isaure, pour elle, se détachaient comme des comètes sur l’immensité ténébreuse de l’histoire, où saillissaient encore çà et là, mais plus perdus dans l’ombre et sans aucun rapport entre eux, saint Louis avec son chêne, Bayard mourant, quelques férocités de Louis XI, un peu de Saint-Barthélemy, le panache du Béarnais, et toujours le souvenir des assiettes peintes où Louis XIV était vanté. »
Madame Bovary, Gustave Flaubert, 1857
De son vivant, Emma Bovary vint me voir à de nombreuses reprises pour se confesser. J’étais peut-être l’unique fil fragile qui la rattachait à l’Église, et je lui portais des paroles qui purifiaient sa conscience aussi bien que j’écoutais les siennes, pleines de péchés et de songes mélancoliques. Cette jeune femme était un mystère à mes yeux, plus que pour quiconque. Il me semble que le fait d’en savoir autant à son sujet la rendait encore plus inaccessible, et incompréhensible. Elle pensait des mots qui n’appartenaient à aucune langue, et me les confiait sans que je puisse en saisir entièrement le sens. Je me suis tout de même forgé un avis à son sujet, loin d’être indulgent.
Née dans une famille de paysans, Emma Rouault fut dès son plus jeune âge envoyée au couvent, à célébrer quotidiennement Dieu auprès des bonnes sœurs. Je pense que tout ce qui a suivi est né de cette expérience, et que son caractère n’a fait qu’en subir les conséquences. Elle fut une enfant sage, puis une rebelle, et sa rébellion fut la lecture. La littérature était son péché, le risque elle prenait, sa façon à elle de rire devant l’Église d’un rire silencieux et imperceptible. Elle lisait le monde tragique qu’elle voulait lire, et assimilait les paroles ecclésiastiques pour paraître pieuse. Ballotée entre l’hypocrisie de l’éducation religieuse qu’elle reçut et la naïveté avec laquelle elle abordait ses lectures, elle s’est façonnée une personnalité complexe qui l’éloignait toujours un peu plus de la réalité. Lorsqu’elle sortit du couvent, elle n’avait jamais goûté à la vérité. Je ne dirais pas qu’elle était à plaindre, mais plutôt à comprendre. Je ne ferais pas bonne figure auprès de mes confrères s’ils lisaient ces mots, mais ma foi en Dieu n’en est pas moins fidèle ; c’est ma foi en l’Homme que je remets en question. Alors c’est ainsi que je le vois : c’est dans une église que sont nés les démons d’Emma.
Emma me raconta furtivement ses attentes du mariage, ainsi que ses impressions face au résultat. La cérémonie de l’union des Bovary m’avait auparavant été rapportée par des invités, alors ce qu’Emma décrivit ce jour-là confirma mes soupçons sur l’ignorance du réel qui la plongeait dans une obscurité sans pareille. Elle ne semblait pas savoir ce que quiconque voyait : ce mariage avait été magnifique, fabuleux. Et pourtant, elle n’était pas satisfaite. Et je pense sincèrement qu’elle ne l’aurait jamais été. Toutes les années de vie commune de Charles et Emma seront à l'image de cette cérémonie : tout ce qu'elle aurait pu apprécier était invisible à ses yeux. Insensible à tout l'amour son mari lui portait, elle n'avait d'yeux que pour les histoires romantiques qu'elle ne vivait pas à ses côtés.
J’ai souvenance d’un jour où elle me parla du bal auquel elle s’était rendue. Où ça ? Vaubyessard, il me semble. Elle me rapporta les bribes de conversation, les tenues, la nourriture, chaque détail l’avait émerveillée ! Ses yeux en brillaient vivement, passionnément ! Je ne l’avais jamais vue aussi heureuse. D’ailleurs, pendant son discours, elle balbutia quelques mots dépréciatifs à propos de paysans, et aujourd’hui encore, ma curiosité me ronge de l’intérieur. Je ne sais ce qu’elle avait vu de ces paysans, mais je me doute de qu’elle y retrouvait : sa famille et son passé, certainement ; tout ce qu’elle cherchait à fuir.
Ah ! Berthe, quelle pauvre enfant… Emma a toujours été à mes yeux une femme ambiguë, loin d’être respectable, mais une mère ? Elle n’en avait tout simplement aucune qualité. Elle était méprisable au possible. Elle était enceinte, et déjà je m’inquiétais de l’avenir de l’enfant. Aucun instinct maternel ne la liait à sa progéniture. Elle était détachée de tout, jusqu’au fruit de ses entrailles. Répugnant ! Emma repoussait sa fille, elle ne l’aimait point. Et oui ! Cet amour qui lie la mère à l’enfant, en connaissait-elle l’existence ? N’est-ce pas quelque chose que l’on découvre naturellement, ou bien n’est-ce pas une valeur commune, l’une de ces racines de la morale ? En tant qu’homme d’Église, je me devais de garder mon avis personnel ; la subjectivité n’a pas sa place au confessionnal. Mais entendre les horreurs qu’elle pensait de sa propre fille, et le comportement qu’elle adoptait à son égard ne faisait que nourrir cette haine qui brûlait dans ma poitrine. Je tolérais la femme, et je dédaignais l’épouse qu’elle était ; mais j’abhorrais la mère.
Léon, je le connaissais. Il m’avait l’air d’être un gentil jeune homme. Alors, quand Emma me parla de lui pour la première fois, je n’y voyais pas inconvénients. Je pensais qu’éventuellement, il apporterait à la pauvre âme une influence bénéfique. Mais il semblait qu’elle ne se satisfaisait pas des discussions qu’elle partageait avec lui, et lui se laissait quelque peu entraîner par l’avidité de cette femme, tout en demeurant un garçon timide et peu aventureux, ce qui a dû décevoir Emma. Ils se retrouvaient tout deux coincés dans un entre-deux qui ne leur convenait pas. Ah ! Je sais que nombreux sont ceux qui pensent que Léon est aussi responsable qu’elle, mais je trouve tout de même qu’il n’est pas à blâmer. Il s’est épris de la mauvaise femme, voilà tout.
Au contraire, Rodolphe me semble exécrable. Dès lors qu’Emma me décrit le personnage, je compris à qui elle avait affaire. Tout ce qu’elle me disait de lui me paraissait très peu réaliste, il ne devait pas être très honnête ; je me dis plusieurs fois qu’il n’était certainement qu’un hypocrite opportuniste qui se jouait de la naïveté de cette femme crédule. Quand enfin je le rencontrai, mes attentes se confirmèrent. Sa présence auprès d’Emma n’aura été que néfaste. Il prenait l’apparence des clichés de fiction et la confortait dans ses illusions. Quel couple…pathétique !
Et soudain, la vie reprit les devants. Vinrent les problèmes d’argent. Je m’en veux légèrement d’avoir songé, lorsqu’elle me les confia, ceci : « Eh bien ! Elle les aura cherchés. À nier la réalité, à baigner dans ses rêves, on finit par se noyer, et la remontée à la surface se montre souvent difficile. Comme dit l’Écclésiate, « qui observat ventum non seminat et qui considerat nubes numquam metet »… On ne récolte que ce que l’on sème. Mon avis n’a pas changé, si ce n’est que je pense aujourd’hui que j’aurais pu paraître plus soucieux à son égard ; c’est quelque chose qui arrive à tout le monde. Cela devait être d’autant plus pénible pour une personne comme elle d’ouvrir les yeux sur la réalité. Mais elle en avait bien besoin, du moins, c’est ce que je pensais. C’était à mes yeux le meilleur moyen de la tirer hors de ses fictions. Apparemment, cela ne suffit pas non plus. Elle était destinée à finir suffoquant dans ses rêves irréalisables.
Son suicide ne se limite pas, d’après moi et beaucoup d’autres, au fruit de sa honte dû à ses problèmes financiers. Je pense qu’il résulte de l’entièreté de sa vie, depuis son enfance, en passant par son mariage, ses adultères, et ce jusqu’au jour où son monde s’est écroulé et où les ruines romanesques qui auparavant lui bloquaient la vue, laissaient se dévoiler la cruauté de la réalité. Chaque fois que l’un de ses rêves s’envolait, une partie d’elle ternissait jusqu’à ce qu’il ne reste d’elle plus qu’une fleur fanée. Elle s’est tuée, mais son agonie avait commencé il y avait déjà bien longtemps. Elle est morte à petit feu, jusqu’à ce qu’elle en finisse de ses propres mains. Ce n’est pas l’arsenic mais le désespoir qui l’a empoisonnée.
Peu avant que lui aussi ne décède, Charles était venu me parler. Il me décrivit la mort de sa femme d’un point de vue très différent de celui que Canivet et Homais me l’avaient narré : lui ne se souvenait que d’un visage beau, mature et tragique ; quant aux deux autres hommes, ils avaient vu l’exorcisme d’un démon. Un monstre enragé se déchaînant dans le corps frêle et svelte d’une femme mourante.
Son histoire aura été intrigante, du début à la fin. Elle aura été une rêveuse, et ses rêves l’auront hantée, détruite, infectée comme une maladie. Peut-être un jour cette maladie sera-t-elle nommée le « bovarysme », qui sait ?