Publié par Julie. C

                « La conversation de Charles était plate comme un trottoir de rue, et les idées de tout le monde y défilaient dans leur costume ordinaire, sans exciter d’émotion, de rire ou de rêverie. Il n’avait jamais été curieux, disait-il, pendant qu’il habitait Rouen, d’aller voir au théâtre les acteurs de Paris. Il ne savait ni nager, ni faire des armes, ni tirer le pistolet, et il ne put, un jour, lui expliquer un terme d’équitation qu’elle avait rencontré dans un roman.

Un homme, au contraire, ne devait-il pas, tout connaître, exceller en des activités multiples, vous initier aux énergies de la passion, aux raffinements de la vie, à tous les mystères ? Mais il n’enseignait rien, celui-là, ne savait rien, ne souhaitait rien. Il la croyait heureuse ; et elle lui en voulait de ce calme si bien assis, de cette pesanteur sereine, du bonheur même qu’elle lui donnait. 

Elle dessinait quelquefois ; et c’était pour Charles un grand amusement que de rester là, tout debout à la regarder penchée sur son carton, clignant des yeux afin de mieux voir son ouvrage, ou arrondissant, sur son pouce, des boulettes de mie de pain. Quant au piano, plus les doigts y couraient vite, plus il s’émerveillait. Elle frappait sur les touches avec aplomb, et parcourait du haut en bas tout le clavier sans s’interrompre. Ainsi secoué par elle, le vieil instrument, dont les cordes frisaient, s’entendait jusqu’au bout du village si la fenêtre était ouverte, et souvent le clerc de l’huissier qui passait sur la grande route, nu-tête et en chaussons, s’arrêtait à l’écouter, sa feuille de papier à la main.[...]

[...] Charles finissait par s’estimer davantage de ce qu’il possédait une pareille femme. Il montrait avec orgueil, dans la salle, deux petits croquis d’elle à la mine de plomb, qu’il avait fait encadrer de cadres très larges et suspendus contre le papier de la muraille à de longs cordons verts. Au sortir de la messe, on le voyait sur sa porte avec de belles pantoufles en tapisserie. »

Madame Bovary, G. Flaubert, 1856, première partie, chapitre 7.

L'agonie (par E.T.) © photo prise par Julie C.

L'agonie (par E.T.) © photo prise par Julie C.

La date du mariage approchait. On disait de cet homme qu’il était charmant et droit, un bon époux dans les règles de l’art. Leur première rencontre avait été organisée par ses parents dans un petit bistrot. Anne l’imaginait grand, au regard captivant et aux cheveux soyeux. Elle imaginait vivre avec lui cette vie dont des milliers de pages lui avaient parlé. Elle leur avait accordé une confiance aveugle et avait cru y découvrir la saveur de la vie d’adulte.

Ils furent présentés. La jeune femme se vit alors confuse, réalisant qu’elles n’avaient pas été sincères avec elle. Éric n’était pas beaucoup plus grand qu’elle et affichait bien trop souvent un sourire d’âne bâté. Il parlait beaucoup, mais pas assez bien pour attirer l’attention d’Anne, pour le moment trop occupée à fixer la calvitie naissante du jeune homme.

Éric continua son monologue jusqu’à l’arrivée du plat de résistance. Une serveuse blasée déposa sur la table une assiette recouverte d’une montagne de nourriture diverse et variée. La vue de ces mets non identifiables écœura Anne au point qu’elle laissa presque la moitié de sa salade sur le bord de l’assiette.

Après cet instant de dégoût, le silence digestif d’Éric lui fut fort appréciable, jusqu’à ce qu’elle comprenne qu’il n’avait les yeux rivés que sur son téléphone portable, maladroitement caché sous la table. Après quelques instants de silencieux malaise, Anne osa timidement demander s’il désirait un dessert. Il leva brusquement la tête comme surpris dans son travail, et lui proposa, gêné, de partir.

En bon gentleman qu’il se devait d’être, Éric raccompagna Anne jusqu’à l’immeuble où elle vivait avec ses parents. Il resta quelques instants, pour qu’ils puissent se parler. Malgré le repas peu réussi, Anne trouva Éric gentil, et ce petit sentiment commença à grandir en elle. Éric était comptable dans une entreprise de marketing, et vivait une jolie vie dans un mignon appartement du 16ème arrondissement. Tout comme Anne, il avait vingt-quatre ans et avait reçu une bonne éducation catholique dans une bonne famille.

Anne avait vécu en cachette. Sa famille était plus importante que tout pour elle, mais elle lui en voulait parfois de lui cacher le monde. Comme elle ne pouvait pas le voir, elle l’imaginait. Ses fenêtres sur la vie avaient été ses livres, ses heures passées discrètement devant ses films et ses mélodies d’âmes en peine. Anne n’avait pas eu le droit à la vie dont elle rêvait depuis toujours. Ses années d’adolescence avaient été contraintes, comme un corset qu’on ne cesse de resserrer, encore et encore. Lui imposant depuis toujours quoi penser, quoi porter, à quoi ressembler, ses parents lui avaient imposé un parcours tout tracé. Cela n’avait jamais dérangé personne, et, plus encore, lui donnait une impression de sécurité, n’ayant pas de choix à faire, de questions à se poser, elle ne risquait pas de se tromper. Mais Anne rêvait d’autre chose. Elle se sentait parfois comme ces héroïnes avides de sensations n’ayant le droit qu’au confort parfait, soulignant simplement la dépendance à un homme. Elle se voyait parfois comme Mia Wallace, titubant d’ennui entre deux rails, espérant la seringue d’adrénaline qui la réveillerait du coma profond. Comme la Belle au Bois Dormant, elle attendait l’homme qui lui ouvrirait les yeux sur la vie qu’elle désirait.

Éric n’était peut-être pas l’homme dont tant de livres racontent les épopées, mais il était mieux que beaucoup d’autres, plaisait à ses parents et avait l’air doux comme un agneau. Les quelques amies d’Anne avaient semblé l’apprécier, quand un dimanche elles l’avaient rencontré à la messe. L’une d’elles avait toutefois quelques réserves, mais il ne fallait pas écouter cette femme qui, tout le monde le savait, finirait vieille fille.

 

Quelques jours séparaient la jeune femme du moment où un homme transformerait le « mademoiselle » en « madame ».

Anne avait emménagé avec Éric quelques jours après leur union. L’appartement était fort confortable. Certes loin d’être la villa d’une femme de gangster, mais convenable malgré tout.

Elle était maintenant en sécurité. Elle s’assurait une vie calme et sans embûche.

Anne était souvent seule. Éric s’absentait la plupart du temps de l’aube au crépuscule, mais il avait beau être là pour le diner, Anne n’avait pas la sensation d’être accompagnée. Sans doute manquait-il ce que ressentaient Rose et Jack, ou encore Roméo et Juliette. Malgré la multitude de pages sur le sujet, Anne ne comprenait toujours pas comment ce sentiment fonctionnait. Jusqu’à présent, hormis sa mère, elle n’avait su aimer que ses rêves. Ils lui avaient donné plus de frémissements que n’importe lequel des hommes de sa vie. Ces fantasmes étaient plus présents dans sa tête que son propre époux. Rien chez lui ne lui donnait de frémissement. Ils n’avaient consommé le mariage qu’une seule fois, le soir de la nuit de noce, et Anne pensait bien que ça n’arriverait plus avant que le désir d’enfants ne naisse en eux. Elle n’était pas déçue, mais pas heureuse non plus. Elle se sentait comme ces périodes hivernales où le ciel demeure blanc durant plusieurs jours sans laisser le soleil s’exprimer. Le rythme morne de sa vie lui rappelait qu’elle passait, et lui filait entre les doigts, sans escale. Alors elle restait là, immobile, elle attendait que le soleil vienne à elle.

Les jours passaient. Ils n’étaient pas très différents les uns des autres. Il arrivait tout de même qu’Anne trouve quelques anecdotes dans toute cette banalité afin d’avoir quelque chose à raconter à ses amies à la messe du dimanche. Il n’aurait surtout pas fallu qu’elles sachent la vérité sur sa vie amoureuse platonique, un vrai scandale. Éric, lui, demeurait inchangé. Il était satisfait de cette vie, de cette routine, du plaisir de se réveiller chaque matin avec une belle femme sur l’oreiller d’à côté. Il se réjouissait de voir ses yeux s’illuminer, quand un élan de romantisme le prenait et qu’il rentrait au logis une rose à la main. Il attendait ensuite de la voir se faner dans son vase attitré au milieu de la salle à manger, pour, romantique qu’il était, en rapporter une nouvelle le soir d’après. Anne souriait alors, toujours de la même façon. A mesure que les roses fanaient, des rides se dessinaient sur ses joues, perdant leur couleur au fil des heures.

Un soir, Anne put se réjouir d’avoir une conversation moins banale que d’habitude avec son mari. Éric lui annonça qu’ils étaient invités à une soirée à thème prévue avec ses collègues, loin de la banalité habituelle des fêtes de bureau. La nouvelle enchanta la jeune femme. Pour une fois elle pourrait rencontrer des gens autrement que le dimanche matin entre deux sermons. Anne se voyait comme ces grandes dames, duchesses, comtesses ou princesses invitées à quelque réception, banale à leurs yeux. Seulement pour elle, c’était bien plus qu’une « banale réception ». Cette misérable soirée à thème organisée dans une boite de marketing, la sortait son ordinaire. Rencontrer de nouvelles têtes, même pour échanger des convenances à des inconnus, la rendait heureuse.  

Arriva le fameux soir. Anne s’était offert une tenue qui la faisait briller à ses yeux. Elle se sentait femme. Non plus une grande enfant mais une vraie femme. Bien que ses pieds, enfermés et aplatis dans des chaussures à talons la faisait souffrir, elle aimait le fait d’être plus grande, plus élégante et plus en confiance. La soirée se déroula sans encombre, enchainement de petits fours et de banalités avec quelques collègues d’Éric. Anne était satisfaite, mais comme toujours, elle avait espéré mieux.   

Il commençait à se faire tard, les lumières s’éteignaient progressivement et la musique elle, augmentait son volume. Anne eut l’étrange impression d’être observée. Elle se retourna et ses yeux se posèrent sur ceux qui la fixaient comme elle le pressentait. Cet échange de regards dura de longues secondes. Anne ne pouvait se résoudre à bouger un cil. Elle était comme aimantée aux pupilles de cette femme. Le temps sembla s’arrêter même si la fête battait son plein. Anne eut subitement mal au ventre. Une étrange sensation la prit par les hanches et fit grésiller son abdomen jusqu’à son cou. Soudain une voix masculine la sortit de sa bulle, et le temps retrouva un rythme normal. Éric lui tapotait l’épaule. Il lui tendit la main comme pour l’inviter à danser. Anne, surprise, fronça d’abord les sourcils puis le prit par la main. Alors que le couple enlacé bougeait lentement au rythme du slow, Anne se surprit à la chercher du regard. Elle l’aperçut, seule, accoudée à une table haute. Elle dégustait une coupe de champagne, les yeux perdus dans la foule de danseurs. Les étranges picotements revinrent toucher Anne, lui donnant comme une agréable bouffée de chaleur. Elle ne se souvenait pas avoir déjà ressenti cela auparavant.

La soirée passait et Anne mourrait d’envie de la rencontrer. Elle prit son courage à deux mains et, alors qu’Éric était occupé quelques tables plus loin, elle s’approcha d’elle. Elle était encore plus belle de près, et contrairement à Éric, les mots qui sortaient de sa bouche étaient de belles choses, qui captivaient Anne. C’était une femme intéressante bien au-delà de quelque forme de nez ou de lèvres que ce soit. Elle se nommait Camille. Le temps passait vite à ses côtés, si vite qu’elle en oublia Éric. Anne avait pour une fois l’impression de ne pas perdre son temps, d’attraper chaque minute et de l’utiliser à bon escient.  

La soirée touchait à sa fin, quand Camille prit Anne par la main, et l’emmena dans un coin où personne ne pouvait les voir. Les picotements revinrent alors, mais cette fois avec une once de panique. La prenant alors par les hanches, Camille embrassa Anne, si passionnément qu’un brasier naquit entre ses joues.  

Tout devint flou dans l’esprit de Anne. Était-ce réel ? Avait-elle vraiment aimé embrasser quelqu’un d’autre que son mari ? Une femme… ?

Anne était toujours en face de son amante. Sans dire un mot, elle suffoquait. Sans y paraitre et sans un mouvement pourtant. Sa gorge se nouait. Ses yeux étaient grand ouverts, mais rien n’était clair. Aucun livre ne lui avait dit que ce genre de choses arrivait. Jamais elle n’avait pensé que c’était comme ça qu’un amour viendrait lui transpercer le sternum et lui embrocher le cœur.

Un homme marcha vers elles. Il avait une telle allure qu’Anne, perdue, crut quelques instants qu’il s’agissait d’Éric. Cela la prit à la gorge. Éric ! Cela devait faire plus d’une heure qu’elle ne l’avait pas vu, il allait se poser des questions, la chercher ! Cette idée terrifia Anne. Bousculant le serveur venu à leur rencontre, elle s’échappa. Fuir. S’en aller. Que faire d’autre ?

Éric était assis dans un fauteuil aux côtés de quelques jeunes hommes et femmes, un énième amuse-bouche entre les dents. Il affichait, la bouche remplie, son sourire d’âne imbécile. Quand il la vit, il fit un petit signe de tête comme pour lui demander si elle voulait partir.

Arrivée dans leur appartement, Anne restait silencieuse. Éric n’avait pas l’air de le remarquer. De toutes façons il était bien trop saoul pour se rendre compte de quoi que ce soit…

Les jours passaient mais Anne ne cessait de repenser à ce baiser, car elle n’aurait jamais pensé aimer cela à ce point. Ses sentiments allaient à l’encontre de tout ce qu’elle connaissait. Elle n’avait pourtant pas la force de les renier.   

Ses yeux étaient bel et bien ouverts à présent, mais ce qu’elle voyait, contre toute attente, ne lui plaisait pas. Elle se rendait compte qu’elle ne pourrait jamais être heureuse ainsi.

Elle ne saurait jamais se contenter de ce que cette vie lui offrait, mais n’aurait jamais le courage de s’en échapper. Elle n’aurait jamais la force de l’assumer, et la seule pensée que les gens apprennent ce qu’elle était vraiment l’horrifiait.

Éric était parti se coucher, insouciant.

Anne empoigna un couteau de cuisine. Une larme coula sur sa joue. La rose avait perdu jusqu’à son dernier pétale. La lame transperça son ventre. Un liquide plus rouge que ne l’avait jamais été la fleur s’étala sur le sol. Anne tomba raide dans la mare de sang. Son regard livide s’éteignit lentement.

Aucun livre ne pourrait plus jamais la sauver.

 

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