Cas de conscience

Publié par Youenn

Après tout, le père de M. Julien n’est autre chose qu’un charpentier ; lui-même comment gagnait-il sa vie avant d’être chez madame ?

Madame de Rênal n’écoutait plus ; l’excès du bonheur lui avait presque ôté l’usage de la raison. Elle se fit répéter plusieurs fois l’assurance que Julien avait refusé d’une façon positive, et qui ne permettait plus de revenir à une résolution plus sage.

— Je veux tenter un dernier effort, dit-elle à sa femme de chambre, je parlerai à M. Julien.

Le lendemain après le déjeuner, madame de Rênal se donna la délicieuse volupté de plaider la cause de sa rivale, et de voir la main et la fortune d’Élisa refusées constamment pendant une heure.

Peu à peu Julien sortit de ses réponses compassées, et finit par répondre avec esprit aux sages représentations de madame de Rênal. Elle ne put résister au torrent de bonheur qui inondait son âme après tant de jours de désespoir. Elle se trouva mal tout à fait. Quand elle fut remise et bien établie dans sa chambre, elle renvoya tout le monde. Elle était profondément étonnée.

Aurais-je de l’amour pour Julien, se dit-elle enfin ?

Ma tête va comme exploser, des millions de questions fusent dans ma tête. Pourquoi suis-je si heureuse de cette nouvelle ? Je ne comprends pas la raison de ce bonheur soudain qui m’envahit. Il est vrai que j’ai ressenti comme de l’agacement et une sorte de tension en apprenant qu’Elisa voulait déclarer sa flamme à Julien et le demander en mariage. Je ne pensais pas pour autant avoir ce sentiment de bonheur si intense à l’annonce de la réponse négative de Julien.

Se pourrait-il que j’aie des sentiments pour julien ? Aurais-je développé des sentiments amoureux pour un simple précepteur, fils de charpentier ? Comment vais-je faire ? J’ai une famille, un mari, je ne peux pas me permettre de tomber amoureuse du premier venu. Puis une autre question se pose à laquelle je n’ai pas de réponse : est-ce que lui aussi aurait des sentiments pour moi ? Et même si cela était le cas, je ne pourrais avoir une relation avec lui. Si mon mari la découvrait ou l’apprenait d’un quelconque moyen, il serait furieux et ma réputation serait anéantie, tout cela à cause d’un adultère.

Et mes pauvres enfants, les reverrais-je ? Serais-je chassée du domicile familial ? Je me retrouverais à la rue sans argent et je serais alors obligée de travailler. Tous les habitants de Verrières se moqueraient de moi, je deviendrais la risée de toute la ville.

Même avec toutes ces pensées négatives qui devraient me ramener dans le chemin de la raison, je n’arrive pas à m’enlever l’image de Julien de la tête, cette envie d’aller lui déclarer mes sentiments est plus forte que tout. Mais comment va-t-il réagir ? Je ne suis pas sûre qu’il le prenne bien et il pourrait aller en parler à mon mari.

Mais si cela était réciproque, ce serait une aventure qui bouleverserait ma vie, si monotone. Comment lui annoncer cela ? Je vais réfléchir, même si je pense avoir déjà ma petite idée derrière la tête.