Publié par Clara

            Madame de Rênal se crut malade ; une sorte de fièvre l’empêchait de trouver le sommeil ; elle ne vivait que lorsqu’elle avait sous les yeux sa femme de chambre ou Julien. Elle ne pouvait penser qu’à eux et au bonheur qu’ils trouveraient dans leur ménage. La pauvreté de cette petite maison, où l’on devrait vivre avec cinquante louis de rente, se peignait à elle sous des couleurs ravissantes. Julien pourrait très bien se faire avocat à Bray, la sous-préfecture à deux lieues de Verrières ; dans ce cas elle le verrait quelquefois.

Madame de Rênal crut sincèrement qu’elle allait devenir folle ; elle le dit à son mari, et enfin tomba malade. Le soir même, comme sa femme de chambre la servait, elle remarqua que cette fille pleurait. Elle abhorrait Élisa dans ce moment, et venait de la brusquer ; elle lui en demanda pardon. Les larmes d’Élisa redoublèrent ; elle dit que si sa maîtresse le lui permettait, elle lui conterait tout son malheur.

— Dites, répondit madame de Rênal.

— Eh bien, madame, il me refuse ; des méchants lui auront dit du mal de moi, il les croit.

— Qui vous refuse ? dit madame de Rênal respirant à peine.

— Eh qui, madame, si ce n’est M. Julien ? répliqua la femme de chambre en sanglotant. M. le curé n’a pu vaincre sa résistance ; car M. le curé trouve qu’il ne doit pas refuser une honnête fille, sous prétexte qu’elle a été femme de chambre. Après tout, le père de M. Julien n’est autre chose qu’un charpentier ; lui-même comment gagnait-il sa vie avant d’être chez madame ?

Madame de Rênal n’écoutait plus ; l’excès du bonheur lui avait presque ôté l’usage de la raison. Elle se fit répéter plusieurs fois l’assurance que Julien avait refusé d’une façon positive, et qui ne permettait plus de revenir à une résolution plus sage.

— Je veux tenter un dernier effort, dit-elle à sa femme de chambre, je parlerai à M. Julien.

Le lendemain après le déjeuner, madame de Rênal se donna la délicieuse volupté de plaider la cause de sa rivale, et de voir la main et la fortune d’Élisa refusées constamment pendant une heure.

Peu à peu Julien sortit de ses réponses compassées, et finit par répondre avec esprit aux sages représentations de madame de Rênal. Elle ne put résister au torrent de bonheur qui inondait son âme après tant de jours de désespoir. Elle se trouva mal tout à fait. Quand elle fut remise et bien établie dans sa chambre, elle renvoya tout le monde. Elle était profondément étonnée.

Le Rouge et le Noir, de Stendhal / Partie l, chapitre Vlll, pages 64 et 65

Le visage de Julien si présent © CG

Le visage de Julien si présent © CG

         Me voilà, moi, Mme de Rênal assise toute seule dans ma chambre depuis dix minutes avec une seule et même question qui tourne en boucle dans ma tête. Aurais-je de l'amour pour Julien, pour le précepteur de mes enfants ? Je dois avouer que je suis perdue, mes sentiments sont assez explicites. La jalousie que je ressens quand je vois Élisa et Julien parler ensemble, la tristesse si pesante en moi quand j'ai appris qu'ils allaient peut-être se marier, et puis cette joie immense, cette impression de pouvoir à nouveau respirer correctement sans cette douleur dans la poitrine quand Élisa m’a confié que Julien la refusait, qu'il refusait d'être son époux.  

C'est d'ailleurs pour cette raison que je suis ici, à me poser toutes ces questions en ayant le visage de Julien dans la tête, j'ai beau me concentrer, je n'arrive pas à effacer le souvenir de ses yeux, de sa bouche, de son sourire qui apparaît à chaque fois que je cligne des yeux. Tout cela me montre-t-il que je suis amoureuse de Julien ? Puis-je même ressentir de l'amour pour lui ? Il y a tellement de choses qui rentrent en jeu.

J'ai mon mari, même si je suis sûre que pour lui je ne ressens pas de l'amour, je pense que je n'ai même jamais ressenti d'amour pour lui, disons juste qu'il était moins pire que les autres hommes. J'ai aussi mes enfants, je dois avouer que c'est le fait de les perdre, de ne plus les voir qui m'inquiète le plus.

Et puis que vont dire les gens ? Ce n'est pas ce qu'ils pourraient dire sur moi qui me fait peur, je me moque éperdument de leur avis. Mais je suis bien plus inquiète sur ce qu'ils pourraient dire de Julien, ils ne le voient que comme le fils d'un charpentier, mais il est bien plus que ça. Il est intelligent, peu de personnes connaissent le latin. Il est intéressant, il a toujours un sujet sur lequel débattre. Et il a des traits si fins, des yeux si doux qui le rendent si beau.

Voilà que je divague maintenant, Julien me fait perdre tous mes moyens, il bouleverse toutes mes habitudes. Jamais auparavant quelqu'un m'a fait ressentir tout ça, même mon mari n'y est pas arrivé. Alors, oui, moi, Mme de Rênal, j'ai de l'amour pour Julien. Mais que faire de cet amour ?

 

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