Publié par Camille L.G.
« - Votre Julien est bien violent, il m’effraie, dit tout bas madame Derville à son amie.
- Il a raison d’être en colère, lui répondit celle-ci. Après les progrès étonnants qu’il a fait faire aux enfants, qu’importe qu’il passe une matinée sans leur parler ; il faut convenir que les hommes sont bien durs.
Pour la première fois de sa vie, madame de Rênal sentit une sorte de désir de vengeance contre son mari. La haine extrême qui animait Julien contre les riches allait éclater. Heureusement M. de Rênal appela son jardinier, et resta occupé avec lui à barrer, avec des fagots d’épines, le sentier abusif à travers le verger. Julien ne répondit pas un seul mot aux prévenances, dont pendant tout le reste de la promenade il fut l’objet. À peine M. de Rênal s’était-il éloigné, que les deux amies se prétendant fatiguées, lui avaient demandé chacune un bras. […]
Elle monta au second étage du château, pâle comme si elle fût allée à la mort. Pour comble de misère elle sentit qu’elle était sur le point de se trouver mal ; mais la nécessité de rendre service à Julien lui rendit des forces.
Il faut que j’aie cette boîte, se dit-elle en doublant le pas.
Elle entendit son mari parler au valet de chambre, dans la chambre même de Julien. Heureusement, ils passèrent dans celle des enfants. Elle souleva le matelas et plongea la main dans la paillasse avec une telle violence qu’elle s’écorcha les doigts. Mais quoique fort sensible aux petites douleurs de ce genre, elle n’eut pas la conscience de celle-ci, car presque en même temps, elle sentit le poli de la boîte de carton. Elle la saisit et disparut.
À peine fut-elle délivrée de la crainte d’être surprise par son mari, que l’horreur que lui causait cette boîte fut sur le point de la faire décidément se trouver mal.
Julien est donc amoureux, et je tiens là le portrait de la femme qu’il aime !
Assise sur une chaise dans l’antichambre de cet appartement, madame de Rênal était en proie à toutes les horreurs de la jalousie. Son extrême ignorance lui fut encore utile en ce moment, l’étonnement tempérait la douleur. Julien parut, saisit la boîte, sans remercier, sans rien dire, et courut dans sa chambre où il fit du feu, et la brûla à l’instant. Il était pâle, anéanti, il s’exagérait l’étendue du danger qu’il venait de courir.
Le Rouge et le Noir, Partie 1, Chapitre 9, Pages 75/76/77
Madame de Rênal s'inquiète de savoir s'il lui est possible et moralement acceptable d'aimer un autre homme que son mari.
Mais que m’arrive-t-il ? Pourquoi n’ai-je pas repoussé Julien quand il a tenu ma main ? Pourquoi ce sentiment de vengeance contre mon mari naît en moi quand il s’agit des différends qu’il a avec Julien ? Ce que je pensais être de la pitié devient en fait très important, mais comment puis-je aimer un autre homme que mon mari ? Personne ne voudra l’entendre, je ne peux pas en parler à Mme Derville. C’est ma fidèle amie, mais elle ne jugerait pas cela bon et elle n’a pas cette image de moi. Peut-être qu'elle aussi aime Julien, il a tout pour plaire n'est-ce pas ? Non ! Je me sens comme une mauvaise personne, comment puis-je faire cela à mon mari ! Lui qui m’a tout donné, toujours tout offert ! Je devrais m'en vouloir mais je n'y arrive pas…
Et puis Julien, n’est-il pas risqué de lui laisser paraître mes sentiments naissants ? Il aime déjà une femme. Il faut que je me fasse à l'idée que ce n'est pas lui que j'aime. Il possède un portrait de la femme qu’il aime… Mais pourquoi est-il comme ça avec moi ? Je me sens naïve car peut-être ne suis-je pour lui qu’un simple défi, un simple désir de se venger de mon mari, son employeur. Mais peut-être lui aussi m'aime-t-il en retour et nous pourrions avoir une belle vie ensemble ? Non, que dis-je !
Et mes enfants, je ne dois pas les abandonner ! Mon devoir est auprès de M. de Rênal. Les enfants aiment tellement Julien, il leur apprend tellement de choses, avec lui, ils deviennent meilleurs. Devrais-je me livrer à un homme qui courtise la femme de son supérieur ? car les gentils garçons ne font pas cela.
La tentation est trop forte, il s’occupe tellement bien de mes enfants et c’est un brave jeune homme, il montre qu’il me désire. Il n’est pas de ces nobles qui pensent tout acquis, il est très respectueux et il traite bien les femmes.
Je l’aime tellement en réalité, autant que mes enfants ou peut-être plus. Mais ma conscience me l’interdit, ce n’est pas dans les mœurs habituelles d’aimer un autre homme que celui à qui on a juré fidélité devant Dieu, surtout la femme du maire ! Mais quel scandale cela ferait-il ! Monsieur de Rênal ne me pardonnerait pas, et je ne dois pas me faire à l’idée qu’il le saura.
Encore une fois, je me surprends à penser à mon avenir avec Julien, je sais que c'est mal, mais c'est plus fort que moi. J’ai une belle vie et je ne me comprends pas, comment pourrais-je aimer un simple précepteur ? Qu’a-t-il de plus ? Mon cœur et ma raison ne sont décidément pas du même avis.
Peut-être devrais-je être moi-même et vivre cette relation, rien d’autre n’aura réponse à mes questions. Si je n’essaie pas, je ne saurais jamais si c’est le bon choix… Il a peut-être une autre femme, une amante, et je ne pourrais jamais lui enlever cela malheureusement. Mais peut-être lui aussi est-il jaloux de Monsieur de Rênal.
Je ne pense qu’à lui, et même en sachant au fond de moi que ce n’est pas une bonne idée, le désir d’être encore plus heureuse à ses côtés me submerge, alors je le laisse prendre le dessus, suivant mon cœur et non plus ma raison.