Publié par Noal et Jade

© Noal Picture Company

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Quand je l'ai rencontré dans l'escalier, Salamano était en train d'insulter son chien. /
A force de vivre avec lui, seuls tous les deux dans une petite chambre, le vieux Salamano a finit par lui ressembler.

L'étranger, Camus - Chapitre 3

      Aujourd'hui j'ai bien travaillé, je suis sorti du bureau en avance. Pour me changer les idées, je décide d'emprunter un autre chemin, un peu plus long. C'est aussi le chemin qu'emprunte mon voisin Salamano avec son chien, tous les matins à 11h et tous les soirs à 6h. Ces deux là forment un paysage bien désolant, comme un rude hiver où tout se meurt peu à peu. Les passants les regardent avec un air de pitié et de déni. Moi aussi. Le maître, Salamano, est un vieille homme rabougri, presque nu tant ses habits sont rongés par les mites. Son crâne est tellement sale qu'il en devient impossible de différencier le peu de cheveux sur sa tête avec la poussière incrustée jusqu'au plus profond de ses rides. Et son chien, un épagneul en fin de vie, avec la maladie, presque toute sa peau rougie est à découvert, dévoilant ses cicatrices. Sa mine torturée reste la seule chose pour laquelle on peut avoir de la pitié. Il ressemblerait presque à un homme qui a déjà vécu tous les malheurs du monde et se retrouve endetté jusqu'au cou. Comme s’il m'avait entendu, le canidé s'arrête. Alors Salamano lui crie "AVANCE SALE CLÉBARD", en lui donnant des coups de pied. "SI ON EST DEHORS C'EST POUR TOI !". Le cabot apeuré essaie tant bien que mal de supporter les coups de son maître dont le visage se retrouve déformé par la colère. D'ici je pouvais entendre les couinements du chien mélangés aux beuglements de son maître, et voir les croûtes sur la peau du corniaud se détacher sous les torgnoles du tyran, laissant s'échapper des grumeaux de sang rouge vif parsemés de tâches noirâtres, qui, au lieu de tomber au sol, restent collés dans le reste de poiles de la bête, créant des touffes inégales de fourrure à quelques endroits de son corps bien visibles. Je n'ai jamais compris pourquoi on pouvait s'embêter avec un animal. Encore plus quand on ne l'aime pas et que sa simple présence suffit à nous énerver autant. Je pourrais encore changer mon itinéraire pour les éviter tous les deux, mais si j'accompagne Salamano cela offrirait au chien un peu de répit. Et puis ses conversations sont moins croulantes que lui. Je suis en face de mon voisin maintenant. Il s'est arrêté de battre son épagneul pour souffler. L'air sort de sa bouche en sifflant, son visage est rougi par l'effort et on peut voir de la transpiration perler sur sa peau. L'homme et l'animal se ressemblent. Ils ont le même air négligé et le même état misérable. Salamano me demande si j'ai de l'eau. Comme j'en ai dans mon sac, je lui en donne. Il boit lentement et bruyamment. Je peux voir l'eau passer dans sa gorge qui forme une boule sous son double menton. Il renverse le reste d'eau sur le chien. Je lui demande pourquoi il a renversé mon eau sur son chien et il me répond qu'il l'a cherché, alors je lui demande pourquoi et il s'énerve. Sa respiration est inconstante, je lui propose de le ramener pour me faire pardonner. Mais c'est surtout parce que je n'ai rien de mieux à faire et que ça me fait une excuse pour ne pas aller chez Céleste.

       Devant l'appartement il me propose d'entrer prendre un café, j'ai du temps à perdre alors j'accepte. L'intérieur de son appartement est miteux. Il n'y a qu'une chambre dans un capharnaüm incroyable avec une table en bois au centre. Un des pieds est cassé et tient avec du scotch, et une collection de bouteilles vides traîne autour. J'y aperçois de la vodka, du rhum, de la bière et un autre alcool que je ne connais pas. Le sol est jonché de tâches. Par leurs couleurs, c'est difficile de savoir si ce sont des boissons, du vomi, du sang ou encore un mélange des trois qui recouvrent la moquette. Il fait sombre et à la vue de la poussière sur les rideaux ça ne doit pas beaucoup changer, tout comme la fenêtre qui ne doit jamais être ouverte car l'odeur de la pièce pique le nez. C'est un mélange de renfermé, de transpiration, et de champignon ; mais l'odeur de l'épagneul reste la plus présente. Je m'assois à la table et Salamano apporte du café soluble. Il le verse dans un verre légèrement fissuré qui sent encore l'alcool. Je regrette d'être venu. Mon voisin commence à me parler de tout et de rien. Des conversations inutiles que j'écoute par politesse. J'apprends tout de même beaucoup sur sa vie. Salamano est malpropre et endetté, il dépense son argent dans l'alcool et les jeux. Ce que les gens appellent un "raté", quelqu'un de "pas gâté par la vie" ou encore un "flemmard qui ne se prend pas en main". Décidément, lui et son chien se ressemblent de plus en plus. Ils sont tout deux aussi démunis dans la vie mais pour ne pas avoir à se le reprocher Salamano se déchaîne sur son chien."Il l'a cherché", toutes les insultes et tous les mots qu'il lui lance tous les jours ne sont que ceux qu'il refuse de se dire à lui-même. C’est son reflet qu’il bat. Je le comprends un peu mieux maintenant. Je suis content. Il me ressert un café et me dit : "Toi je t'aime bien, t'en a pas l'air mais t'es un bon gars. T'as toujours l'air intéressé par ce que les gens disent et tu es le seul à m'écouter sans me juger". Je lui demande si beaucoup de gens le juge d'habitude, il me répond : "Tout le monde me juge! Regarde ce vieux sac d'os insignifiant qui me sert de cabot ! Tu crois que les gens qui me voient dans la rue avec ça ne jugent pas ? Je passe pour un bon à rien alors qu'ils me connaissent pas ! Et puis ils font les fières mais ils valent pas mieux, on me lance des regards noirs et on m'évite tout ça à cause de ce clebs que je dois promener et nourrir, pourtant jamais personne n'intervient ou ne dit quoi que ce soit ! Ça joue les militants mais ils sont que de beaux parleurs incapables de passer à l'acte pour prouver leurs dires ! Et tout retombe sur moi après." Je n'y avais jamais réfléchi avant. J'ai un ami qui trouve la situation de l'épagneul de Salamano malheureuse, mais au final comment savoir s’il est sincère ou s'il dit ça pour faire bonne figure. Moi, ça m'est égal. Ce n'est pas mon chien. De toute façon si mon animal était aussi horripilant pour moi, je l'aurais vendu ou abandonné depuis longtemps. J'ai fini mon café en écoutant la plainte de Salamano sur l'hypocrisie des gens et de la société qui met en avant les plus avantagés et ignore les plus démunis. Je l'ai trouvé contradictoire car lui même n'est qu'un beau parleur, mais il se cherchait sûrement des excuses. Je me suis levé puis je suis parti. Il m'a remercié de l'avoir écouté. C'était normal. En refermant la porte derrière moi, les cris du pauvre épagneul reprirent. Il hurlait tellement qu'on aurait pu croire que c'était sa fin. Le cri que j'entendis ne ressemblait même plus à celui d'un canidé.

 

Tag(s) : #l'étranger
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