Publié par Savannah

Le maître et le valet

C'était un quart d'Espagnol, né d'un métis dans le Tucuman ; il avait été enfant de chœur, sacristain, matelot, moine, facteur, soldat, laquais.

Candide (1759), Voltaire (Chap.14)

        Ce récit s'inspire des relations maître-valet entre Candide et Cacambo, entre Don Quichotte et Sancho Pança, entre Dom Juan et Sganarelle.

        Dans une grande ville située en Italie, un jeune homme nommé Conrad Della Nobiltà venait de se faire jeter de chez lui, car ses parents, de riches entrepreneurs, trouvaient qu'il ne faisait rien de bien important dans leur maison, et qu’il était inutile et illogique qu'il y reste.

    Mais, par bonté d'âme ou plutôt par principe, ils accédèrent à le faire accompagner d'un jeune garçon qui, malgré son âge, avait beaucoup d'expérience du monde, contrairement à Conrad.

    Conrad était un homme rempli de sentiments contradictoires car il souhaitait épouser une princesse, et vivre heureux pour toujours, en montrant à ses parents à quel point il aurait pu leur être utile ; mais en même temps, il n'avait qu'une envie, c'était de voyager et découvrir ce monde que tout le monde avait l'air de tant aimer. Il en fit part à son jeune domestique, et lui demanda comment procéder pour vivre sa vie de rêve :

« - Mon cher maître, je pense qu'accomplir les deux serait une perte de temps... Ces désirs ne sont pas compatibles ! Une princesse se doit de rester dans son royaume, et vous me dites que vous voulez voyager ? Je vous conseille de revoir vos priorités, la princesse peut encore attendre, mais le voyage autour du monde, lui, est à faire sans délai !

- Tu es vraiment malin pour un enfant... quel est ton nom ?

- Je me prénomme Alfonso Khali Jordan Dinonso, Monseigneur.

- Euhh… Je pensais que les domestiques n'avait qu'un simple nom pour prénom. Tu seras donc Bill ! Bill est un beau prénom pour toi !

- Bien. Merci, maître, que faisons-nous à présent ?

- Hmm… Je pense avoir une superbe idée ! Nous allons voyager en premier, puis je reviendrai revendiquer la main de la princesse, après avoir fait parler de moi sur tout le globe.

- Quelle idée puissante, maître ! »

    Les jours passèrent et les deux partenaires ne trouvaient pas de passeurs pour les emmener vers leur destination. Ils marchèrent le long d'un fleuve et arrivèrent dans un petit village, situé à quelques kilomètres de leur point de départ. Et Conrad, persuadé d'avoir passé un grand cap, et être sorti du pays, dit alors :

« - Cela fait maintenant plusieurs jours que nous marchons ainsi. Je suis étonné de n'avoir pas encore rencontré d'étranger.

- Ne vous inquiétez pas, mon maître, je connais cet endroit. Il y a un village dans moins d'un kilomètre nous pourrons nous reposer là-bas ! »

    En effet un peu plus loin se trouvait une petite ville tranquille, qui les accueillit à bras ouverts. Conrad écouta avec passion les histoires des anciens, ainsi que celles de Bill. Lui qui avait vécu dans son manoir toute sa vie se retrouvait, là, entouré de gens qui avaient accompli de nombreuses choses. Certains avaient eu un harem de femmes aux multiples talents ; d'autres avaient été reçus à la Cour impériale comme invités d'honneur ; il y en avait même qui avaient été ambassadeurs dans leur jeunesse, mais comme ils avaient vieilli, ils ne servaient plus à rien pour le royaume, et s'étaient retrouvés dans ce petit village, où ils coulaient désormais des jours heureux. Mais Conrad, avec la fougue de la jeunesse, reprit :

« - Si j'avais été à votre place, jamais ils n'auraient pu m'évincer de la sorte ! Et je vous le prouverai, quand je reviendrai, je serais un homme d'excellence, et je vous inviterai chez moi ! Haha !

- Que comptez-vous donc faire, jeune homme ? Bien qu'on ait été à des postes si élevés, dès notre plus jeune âge, nous avons quand même fini par devenir ordinaires, alors je me pose la question : comment un jeunot, sans expérience, sans poste, comme vous, pourrait devenir indispensable ?

- Eh bien, mon bon ami, la différence entre toi et moi, c'est que moi, j'ai mon cher Bill. Avec lui, je suis sûr de pouvoir faire face à n'importe quelle situation ! J'aimerais ajouter que, bien que je sois né avec une cuillère en argent dans la bouche, je doute que, dans ce vaste monde, mes compétences puissent être dénigrées par quiconque ! »

    Bill, lui, restait silencieux. Il savait que trop parler est inutile. D’après lui, il devait laisser son maître à ses ambitions, mais il n'osait lui dire que le monde n'était pas aussi beau que le jeune homme le disait ; et que, s'il ne se méfiait pas un tant soit peu de ce qu'il racontait à tort et à travers, il pourrait bien s'en mordre les doigts par la suite. Mais Bill appréciait beaucoup son maître Conrad. Il s'était promis de le protéger sans faire de vagues, et d’écouter tout ce qu’il lui dirait sans broncher.

    Les jours passèrent et leur voyage perdit de l’intérêt dans le cœur de Conrad. Il pensait à la princesse d'Italie, à qui il ne s'était même pas encore présenté, qu'il s'imaginait déjà tout contre elle. Sur un coup de tête, il dit alors à Bill que c'était la fin de leur voyage, et qu'ils devaient rentrer au plus vite

    Le voyage de retour leur prit un mois, et quand il arriva aux portes du château, il réfléchit enfin :

« - Oh, mon bon Bill ! Comment vais-je faire ? Ma future femme se trouve dans ce château, mais je ne sais pas comment m'y prendre pour me faire accepter ....

- Ne vous inquiétez pas, mon maître, j'y ai réfléchi sur le chemin du retour. Je pense que vous devriez organiser un banquet ! Comme cela, vous inviteriez la princesse et sa famille, votre renommée n'est pas tombée dans l'oreille d'un sourd. Je pense que le roi a dû entendre parler de vos exploits. »

    En effet, la cour royale avait été mise au courant qu'un jeune déchu de leur contrée avait accompli plusieurs choses en leur nom, hors d'Italie. Mais ce qu'ils ne savaient pas, c'est que la plupart de ce qui avait été fait, était en réalité du fait de Bill et de ses nombreuses compétences. Mais le serviteur avait laissé tout le prestige à Conrad en sa qualité de maître. 

« - Oui, je vois, tu as de l'idée mais après ? Je ne puis organiser un banquet sans demeure ! Mes parents m'ont déshérité, je ne peux que rester là, à attendre que le roi se rende compte de ma présence !

- Ah. Excusez-moi mon maître, j'avais omis ce détail...

- Ne refais plus la même erreur. Si je t'avais suivi sans réfléchir, j'aurais été bien embarrassé. »

    Ainsi Conrad décida de ne plus écouter les conseils de son domestique, qui était déjà attristé de son erreur. Il décida de demander audience au roi, et de promouvoir sa candidature grâce à son nom récemment redoré. Néanmoins, Bill lui disait qu'il ne devait pas faire ça. Le roi détestait les nobles et se vanter, auprès du difficile seigneur, ferait bien piètre effet ! Mais Conrad s’énerva et décida de punir son serviteur pour manque de respect : 

« - Ne vois-tu pas que, bien que je sois ton maître, tu agis comme un savant devant moi, et me jette tes contradictions comme si j'étais un ignorant ? Je suis l’aîné, en âge, et en gloire, de nous deux ! Ne me manque pas de respect !

- Je-je… suis désolé, maître, je ne recommencerai plus ! Tout est de ma faute.

- Je le sais bien, cela. À présent, j'exige que tu m'accompagnes en rampant, tu devras agir comme un chien, et après seulement tu seras pardonné.

- Je .... certes… bien ! »

    Ainsi l'audience fut accordée et Bill écouta son maître, par considération, et s'agenouilla. Ils avancèrent et Conrad commença son discours plein de belles paroles. Tout se passa très bien jusqu'au moment où Conrad évoqua son nom, comme Bill lui avait dit de ne pas le faire, et, sans surprise – pour Bill – , le roi entra dans une colère sans nom. L'homme qui se trouvait devant lui, qui, même pas une minute plus tôt parlait de sa loyauté et de son amour envers la princesse Francesca, osait, par ses paroles offensantes, lier à jamais le roi et sa famille à sa petite personne, en affirmant être celui que la destinée avait choisi pour ce rôle !

    C'est alors que la princesse s’intéressa à l'homme au sol. Elle prit la parole : 

« - Qui est cet homme ?

- Ah ! Euh… Ce n'est qu'un domestique… Rien qui ne devrait attiser votre curiosité, votre Altesse…

- Silence ! Réponds juste à la question ! cria le roi à Conrad.

- Que fait-il au sol ?

- Il a fauté, votre Altesse, et je ne pouvais me résoudre à vous montrer son visage honteux. Je lui ai donc ordonné de s'agenouiller en votre présence....

- Est-ce la vérité ?

- Évidemment, je ne me permettrais pas de vous mentir !  

- Cette question ne vous était pas destinée. Jeune garçon, répondez à ma question, je vous prie. »

    Bill releva alors la tête, et regarda son maître qui semblait le foudroyer du regard, puis répondit doucement.

« - Oui, votre Majesté.

- Mensonge ! Père, l'homme qui est en face semble utiliser cet homme comme un esclave. Je déteste qu’on enchaîne les hommes. Si vous m'avez donné le nom de Francesca, ce n'est pas pour rien.

- Oui mon enfant. La liberté des hommes dans notre royaume est affaire d'honneur. Ainsi cet homme, prénommé par la destinée de la noblesse, n'est pas un candidat pour toi. Gardes ! Veuillez raccompagner cet homme hors de ma vue. »

    Et d'un geste les gardes se saisirent de Conrad, non sans mal car celui-ci clamait son droit à la main de la princesse. C'était une honte pour la famille Della Nobiltà d'être traîné de la sorte !  

    Bill se leva et commença à suivre son maître, mais la princesse l’arrêta :

« - Attends une seconde. Quel est ton nom ?

- ... ? Bill, votre Majesté.

- C'est le nom que cet homme t'a donné ?

- Oui.

- Alors quel est ton vrai nom ?

-  Alfonso Khali Jordan Dinonso.

- Bien. Alfonso, j'aimerais que tu restes au château. Père, ce jeune garçon m’intéresse beaucoup… »

 

      Moralité

Conrad était un jeune homme bon. Mais le voyage dans le monde lointain l'avait changé.

Il a refusé d'écouter son serviteur, et cela lui a coûté « la vie rêvée ». Il l'a finalement offerte, sans le vouloir, à Bill, ou plutôt... à Alfonso.

 

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