Publié par Mehdi Y.
Il s'habituait peu à peu à la misère physique, à l'incertitude sur son sort, à la nudité, à l'infecte nourriture. Infiniment plus dure était l'absolue solitude : il comprenait qu'il était condamné à une privation complète de relations humaines.
Soleil radieux ce matin, c’est le moment du rassemblement autour de Kaula notre prophète tribal, masseur, fournisseur d’herbes et de potions de sa composition. Cela fait maintenant environ un an, oui, en me basant approximativement sur les saisons, que je suis l’hôte du roi Fataaiki sur l’ile Niué située dans les mers du sud.
Je faisais partie de l’équipage d’un des trois-mâts du Capitaine James Cook qui a fait naufrage lors d’une terrible tempête et j’en suis le seul rescapé. Niué, dotée d’un relief volcanique, est une petite île corallienne couverte de végétation tropicale, véritable jardin d’Eden riche en couleurs. La population aborigène de couleur de peau sombre, imberbe, de visage rond au nez large, possède une nature enjouée, pacifique et vit essentiellement de fruits et de poissons. Sous les tropiques, l’accoutrement local est simple : le pagne pour les adultes, la nudité pour les autres. Tout cela agrémenté de colliers, bracelets, breloques et tatouages bigarrés divers. De peau blanche, il a fallu pendant quelques semaines que je garde le couvert, période pendant laquelle des émanations corporelles malodorantes me rendaient peu fréquentable. Cela fait peu de temps que je suis convié au rassemblement matinal, il est vrai que la pratique de la langue Manawa a nécessité de ma part d’énormes efforts. Le mot « langue » n’existe d’ailleurs pas dans leur verbatim, Manawa signifie en réalité « parle ». Autre particularité du langage, il existe peu de vocabulaire relatif à l’individualité, qui n’est pratiqué que pour souligner un comportement individuel déviant, illicite, dans un sens punitif, accusatif. Un « Nous allons bien ce matin » peut paraitre étrange pour signifier « Tu vas bien » quand la réponse personnifiée réciproque est : « Oui, nous allons bien » !
Il leur a bien fallu une expression pour parler spécifiquement de moi : je suis Hiamoé qui signifie « pas comme nous ». Le rassemblement du matin de la tribu Huna est destiné à planifier la journée, les événements futurs, et ceci en interprétant les rêves nocturnes de chacun sous la houlette du grand Kaula. Pour les miens, ils sont encore trop embués de fantasmes britanniques, de rêveries des pubs de Portsmouth pour y avoir valeur. À l’honneur dans les jours prochains, l’entrée dans l’âge adulte de jeunes hommes. Ils passeront, dans une sorte d’initiation, les prochaines nuits seuls de l’autre côté du flanc volcanique. À leur retour, leur rêves seront interprétés et leur destin ainsi souligné. Un grand festin nous attend alors, de la viande de pécari sera exceptionnellement cuisinée. Lors du précèdent festin, celui donné pour mon initiation et acceptation dans la tribu, j’eus le privilège de recevoir de la main du roi Fataaiki les yeux cuits du pécari. Geste honorifique que je ne pus refuser malgré l’horreur et le dégout que je ressentais. Malgré l’espoir qu’un jour une goélette jette l’ancre à proximité, la présence de récifs coralliens en interdisant l’accès facile, je me sens condamné à bâtir ici ma vie. Le roi Fataaiki n’attend qu’un rêve révélateur pour me donner compagne. Ne vous méprenez pas, il ne s’agit pas d’une épouse, ce statut comme la propriété n’existe pas chez les Huna. L’élue n’est à vous que pour enfanter. Je soupçonne ce bon bougre de me destiner l’une de ses nombreuses séduisantes et pulpeuses filles. Mais le choix ne sera pas mien.
« Adieu, Démelza, ma promise, ma bien-aimée, ma douce, ma dulcinée ; m’attends-tu toujours au pays de Cornouailles ? » Une telle alliance sera l’opportunité d’honorer les esprits et ils sont nombreux chez les Huna, ceux de la forêt, de la montagne, de la mer, des animaux et surtout Lono l’esprit suprême qui est partout. Une culture transcendentaliste en quelque sorte. Allons, la vie est bien trop tranquille chez les Huna ! La ration de tafia du Capitaine Cook et ma bonne vieille pipe me manquent un peu quand même, comme le son de la cornemuse, la brume matinale, le pudding de Noël ; des souvenirs qui s’estompent au fil du temps. Ils ne sont pas très curieux mes nouveaux amis, ni sur mon monde, ni sur un voisinage éventuel au large de leur côte. Les seuls voyages pour lesquels ils manifestent un intérêt majeur sont oniriques.
Nos festivités sont aussi pour nous l’occasion de danser, chanter, de pratiquer des jeux de lutte. De tradition orale, nos soirées, empreintes de convivialité, sont plutôt consacrées aux récits folkloriques, aux légendes, laissant grande place à l’imagination débridée de chacun. Mais je m’interromps ! Suis-je en train dans mon propos de perdre individualité au profit d’une expression de groupe ? Adieu le JE d’hier, bonjour au NOUS du peuple Huna !
Hiamoé