Publié par Mai
ESSAI-PHOTO : un essai féministe mis en images
Simone de Beauvoir critique les limites de l’éducation offerte aux femmes et, partant, de leur difficulté à se créer des places satisfaisantes dans la société, y compris dans le monde de l’art…
« Aujourd'hui, les arts d'expression ne sont pas les seuls qui se proposent aux femmes ; beaucoup d'entre elles s'essaient à des activités créatrices. La situation de la femme la dispose à chercher un salut dans la littérature et l'art. Vivant en marge du monde masculin, elle ne le saisit pas sous sa figure universelle, mais à travers une vision singulière ; il est pour elle non un ensemble d'ustensiles et de concepts, mais une source de sensations et d'émotions ; elle s'intéresse aux qualités des choses en ce qu'elles ont de gratuit et de secret ; adoptant une attitude de négation, de refus, elle ne s'engloutit pas dans le réel : elle proteste contre lui, avec des mots ; elle cherche à travers la nature l'image de son âme, elle s'abandonne à des rêveries, elle veut atteindre son être : elle est vouée à l'échec ; elle ne peut le récupérer que dans la région de l'imaginaire. Pour ne pas laisser sombrer dans le néant une vie intérieure qui ne sert à rien, pour s'affirmer contre le donné qu'elle subit dans la révolte, pour créer un monde autre que celui où elle ne réussit pas à s'atteindre, elle a besoin de s'exprimer. Aussi est-il connu qu'elle est bavarde et écrivassière ; elle s'épanche en conversations, en lettres, en journaux intimes. Il suffit qu'elle ait un peu d'ambition, la voilà rédigeant ses mémoires, transposant sa biographie en roman, exhalant ses sentiments dans des poèmes. Elle jouit des vastes loisirs qui favorisent ces activités.
Mais les circonstances mêmes qui orientent la femme vers la création constituent aussi des obstacles qu'elle sera bien souvent incapable de surmonter. Quand elle se décide à peindre ou à écrire à seule fin de remplir le vide de ses journées, tableaux et essais seront traités comme des "ouvrages de dames", elle ne leur consacrera ni plus de temps ni plus de soin et ils auront à peu près la même valeur. C'est souvent au moment de la ménopause que la femme pour compenser les failles de son existence se jette sur le pinceau ou sur la plume : il est bien tard ; faute d'une formation sérieuse, elle ne sera jamais qu'un amateur. Même si elle commence assez jeune, il est rare qu'elle envisage l'art comme un sérieux travail ; habituée à l'oisiveté, n'ayant jamais éprouvé dans sa vie l'austère nécessité d'une discipline, elle ne sera pas capable d'un effort soutenu et persévérant, elle ne s'astreindra pas à acquérir une solide technique ; elle répugne aux tâtonnements ingrats, solitaires, du travail qu'on ne montre pas, qu'il faut cent fois détruire et reprendre ; et comme dès son enfance en lui enseignant à plaire on lui a appris à tricher, elle espère se tirer d'affaires par quelques ruses. C'est ce qu'avoue Marie Bashkirtseff : "Oui, je ne me donne pas la peine de peindre. Je me suis observée aujourd'hui... Je triche..." »
Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe (1949),
également dans La Femme indépendante, pp. 78-79