Publié par Guillaume K. T.

D'européen à autochtone

Lorsque Robinson reprit connaissance, il était couché, la figure dans le sable. Une vague déferla sur la grève mouillée et vint lui lécher les pieds. Il se laissa rouler sur le dos. Des mouettes noires et blanches tournoyaient dans le ciel redevenu bleu après la tempête.

Vendredi ou la vie sauvage, Michel Tournier, 1971 - Chapitre 2 : Le réveil du naufragé

      Plus on avançait, plus je sentais mon cœur se serrer. Nous ne savions pas sur quoi nous allions tomber. L'exploration avait commencé depuis moins d'une heure mais j'avais l'impression que cela faisait des heures. « Explorer de nouvelles îles, il n’y a rien de plus palpitant ! », qu'ils disaient ; maintenant je comprenais le sens du mot « palpitant ». Tout à coup, lorsque mes pensées eurent atteint le point culminant de la fantaisie, j'entendis un craquement sur ma droite, or il était censé n'y avoir personne sur ma droite, car j'étais la personne la plus à droite de notre petit groupe de cinq. Alors, étonné, je tournai ma tête sur le côté et je vis, à travers des feuillages, deux points luisants qui semblaient refléter la lumière du jour. Sans laisser place à une once de réflexion, je pris mes jambes à mon coup et me mis à courir à toute allure en direction du bateau mais je constatai avec désagrément que mes compagnons étaient déjà bien loin devant moi. Soudain, je sentis quelque chose me piquer le cou, et au fur et à mesure de mes pas, je sentais mon corps de plus en plus mou et détendu. Puis d'un coup, je m'écroulai sur le sol. Mes yeux se fermaient peu à peu, mes oreilles sifflaient et mon corps ne me répondait plus. Étais-je mort ? Était-ce comme ça que ma vie allait se finir ?

      Non. Impossible. J'entendais des sons. Des personnes qui discutaient dans une langue qui m'était inconnue. J'ouvris les yeux tant bien que mal et je vis en face de moi plusieurs personnes : elles étaient vêtues de peaux de bêtes et semblaient rire aux éclats, tout en savourant du poisson qui était planté sur des bâtons. Tout à coup un homme qui semblait avoir remarqué mon réveil s'approcha de moi et me tendit une brochette de poisson. Alors, encore effrayé de ce qui s'était passé, je pris le bâtonnet et affichai un léger sourire, comme pour signifier que je ne leur voulais aucun mal. L'homme s'assit près de moi et se mit à me parler dans une langue qui m'était inconnue. À chaque fois que j'avais l'impression qu'il finissait une phrase, j'agitais ma tête de haute en bas pour montrer que je suivais bien ce qu'il racontait et lorsqu'il eut fini de parler, il se leva et me fit signe de le suivre. Nous arrivâmes dans une maison dans laquelle se trouvait un lit de feuille et de paille, et je compris facilement qu'il souhaitait que je me repose. Alors au moment où il quitta la maison, je m’affalai sur le « lit » et je m'endormis étonnamment vite.

      Le lendemain matin, je fus réveillé par l'homme qui m'avait montré une maison où coucher. L'homme de la couchette me tira par le bras et une fois dehors, il enfila sur ma tête un chapeau de feuille et m'emmena dans le cercle que les autres autochtones avaient formé. Tout à coup des personnes se mirent à frapper sur des boîtes qui s'apparentaient à des tambours et tous les autochtones présents se mirent à danser frénétiquement. Alors, pris dans le mouvement, je fis de même et cela semblait plaire à tout le monde. Après ça, on m'amena près d'une rivière et l'homme de la couchette me tendit un long bâton au bout duquel se trouvait un fils. Sans même parler, je compris ce qu'il attendait de moi et, étonnamment, pêcher me réussit bien. À moi tout seul je remplis un panier entier de poissons, et je remarquai, par l'expression des autres pêcheurs autochtones, que c'était un certain exploit.
      Plusieurs mois passèrent et, tous les jours, nous répétions les mêmes activités, mais pour moi, chaque jour apportait son lot de nouveautés. De plus, j'oubliais insensiblement ma langue et, a contrario, j'apprenais de plus en plus de mots de leur langue, jusqu'à même faire des phrases. Les autochtones m'avaient initié à leur culture, leurs rites, leurs habitudes et leurs traditions. Ils avaient fait de moi l'un des leurs et je le ressentais bien.

      La vie sur cette île n'est pas aussi mauvaise que ce que je redoutais.

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