Publié par Thomas
"Que ne puis-je inventer quelque belle manœuvre, se disait-il, pour forcer madame de Rênal à me rendre ces marques de tendresse non équivoques qui me faisaient croire il y a trois jours qu’elle était à moi !
Julien était extrêmement déconcerté de l’état presque désespéré où il avait mis ses affaires. Rien cependant ne l’eût plus embarrassé que le succès.
Lorsqu’on se sépara à minuit, son pessimisme lui fit croire qu’il jouissait du mépris de madame Derville, et que probablement il n’était guère mieux avec madame de Rênal.
De fort mauvaise humeur et très humilié, Julien ne dormit point. Il était à mille lieues de l’idée de renoncer à toute feinte, à tout projet, et de vivre au jour le jour avec madame de Rênal, en se contentant comme un enfant du bonheur qu’apporterait chaque journée.
Il se fatigua le cerveau à inventer des manœuvres savantes, un instant après il les trouvait absurdes ; il était en un mot fort malheureux quand deux heures sonnèrent à l’horloge du château.
Ce bruit le réveilla comme le chant du coq réveilla saint Pierre. Il se vit au moment de l’évènement le plus pénible. Il n’avait plus songé à sa proposition impertinente, depuis le moment où il l’avait faite ; elle avait été si mal reçue !"
Le rouge et le noir, Stendhal - Première partie, chapitre 15, p.104
« Me voilà au pied du mur !
Suis-je suffisamment courageux pour passer outre son refus indigné ? Ou ne suis-je qu'un lâche, un moins que rien, indigne de son attention, je ne parle même pas de son amour ! Oserais-je forcer sa porte alors même qu'elle a avec mépris rejeté ma proposition de la rejoindre ? Pourtant, elle n'a point repoussé ma main durant ces soirées au jardin, elle m'a même laissé la couvrir de baisers...
Cette femme sait-elle ce qu'elle veut ? Ou ne me trouve-t-elle pas assez bien né pour elle ? Moi, le fils de charpentier, le précepteur de ses enfants ! Elle me méprise certainement, joue avec moi, s'amuse peut-être même avec son amie Mme Derville de mes attentions !
Et pourtant, quand elle est près de moi, dans l'obscurité du jardin, ou lors de nos promenades, elle semble m'apprécier... Elle s'est mise en danger pour me sauver la vie en allant récupérer le portrait de Napoléon. Quelle femme aurait pris autant de risques pour un petit comme moi, si elle n'avait pas un peu de sentiment pour moi ? C'est bien la preuve qu'elle m'aime... ou au moins qu'elle tient à moi !
Elle souhaite peut-être que je force sa porte... Elle est sans doute trop timide, et trop respectueuse de la morale pour me donner son accord. Mais si à cette heure, alors que deux heures ont sonné, elle était déjà dans l'attente de mon arrivée ? Quel est le risque ?
Au pire, elle hurle, réveille la maisonnée et je suis fait, ma vie est finie, je serais chassé et ne trouverais plus à me placer, risée de toute la ville, je devrais retourner chez mon père.
Au mieux, elle m'attend, aura laissé sa porte déverrouillée, et je pourrais lui prouver quel homme je suis, et me faire aimer.
Il me faut la séduire, si je ne prends pas ce risque, elle me prendra pour un faible ; je n'aurais pas d'autre occasion ; et je ne pourrais jamais supporter de continuer à vivre à ses côtés comme si de rien n'était.
A défaut de l'impressionner par ma position sociale, je dois l'impressionner par mon courage ; C'est décidé je mets ma parole en œuvre et je rejoins sa chambre. Il ne sera pas dit que je ne suis pas capable de séduire une femme de la qualité de Mme de Rénal.