Publié par Tina

 

             "Tel est, hélas, le malheur d’une excessive civilisation ! A vingt ans, l’âme d’un jeune homme, s’il a quelque éducation, est à mille lieues du laisser-aller, sans lequel l’amour n’est souvent que le plus ennuyeux des devoirs. Je me dois d’autant plus, continua la petite vanité de Julien, de réussir auprès de cette femme, que si jamais je fais fortune et que quelqu’un reproche le bas emploi de précepteur, je pourrai entendre que l’amour m’avait jeté à cette place.

Julien éloigna de nouveau sa main de celle de Mme de Rênal, puis et il la reprit en la serrant. Comme on rentrait au salon, vers minuit, Mme de Rênal lui dit à demi-voix :

- Vous nous quitterez, vous partirez ?

Julien répondit en soupirant :

- Il faut que je parte, car je vous aime avec passion : c’est une faute... et quelle faute pour un jeune prêtre !

Mme de Rênal s’appuya sur son bras, et avec tant d’abandon que sa joue sentit la chaleur de celle de Julien.

Les nuits de ces deux êtres furent bien différentes.

Le Rouge et le Noir, Stendhal / Partie I, Chapitre XIII (p.98)

© TP

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« Cette dernière nuit a été éprouvante tant j’essaie de comprendre ce qui s’est passé. Jamais de ma vie je n’ai été troublée ainsi. Cette main si tendre qu’il a posée sur moi a réveillé tant de sentiments contradictoires. Un sentiment d’euphorie impossible à étouffer s’est emparé de moi. Une joie intense m’a envahie comme quand j’ai su que Julien n’épouserait pas Élisa. Mais n’est-ce pas mal de penser ainsi ?

Bien que timide, ce nouveau pas qu’il a fait alors que je l’ai repoussé est courageux et il a exprimé très clairement ses sentiments. Il m’aime avec passion, passion… Est-ce qu’il me plaît d’être aimée de lui ? Oui, avoir le sentiment d’être désirée est le meilleur des moments. Ô Julien, tes yeux si doux et ton regard bienveillant sur mes enfants ont fait grandir des sentiments.

Cependant, lorsqu’il a lâché ma main, j’ai perçu une tristesse chez Julien qui m’a peiné. Cette culpabilité qu’il a exprimée m’a glacé le sang. A peine me dit-il qu’il m’aime et il doit déjà partir ? Pense-t-il que tout cela est voué à l’échec ? Qu’être prêtre est l’ultime but pour lui ? Quelle souffrance ! Mon cœur vacille. Je n’arrive pas à renoncer cet amour naissant.

Mais qu’est-ce qui me prend ? Me laisser guider par ses pensées est une folie. Pourquoi, même si je sais que c’est mal envers mes enfants et mon mari, ai-je fait cela ? J’ai le sentiment que j’ai provoqué ce qui m’arrive. J’ai tout fait pour le séduire en revêtant cette nouvelle robe. Même Mme Derville s’en est sans doute aperçue. Cette peur d’être abandonnée par lui m’est insupportable et c’est pour cette raison que je lui ai repris la main.  Mais quelle honte ! ce n’est pas digne d’une femme mariée qui a juré fidélité.

Suis-je donc si égoïste pour faire passer mes petits plaisirs avant ceux de ma famille ? Mes enfants et mon mari ne me le pardonneraient pas. Et je ne peux pas retenir ce jeune homme qui a de l’ambition. Tout ceci me peine mais je m’en fais une raison. Ma vie est auprès de mon mari et mes enfants. Il en est ainsi.

Que Dieu m’en soit témoin, je n’aurai plus cette faiblesse. »

 

Tag(s) : #le rouge et le noir, #1G7
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