Publié par Benjamin

« Dès sa première enfance, la vue de certains dragons du 6e, aux longs manteaux blancs, et la tête couverte de casques aux longs crins noirs, qui revenaient d’Italie, et que Julien vit attacher leurs chevaux à la fenêtre grillée de la maison de son père, le rendit fou de l’état militaire. Plus tard, il écoutait avec transport les récits des batailles du pont de Lodi, d’Arcole, de Rivoli, que lui faisait le vieux chirurgien-major. Il remarqua les regards enflammés que le vieillard jetait sur sa croix. [...] Le chirurgien-major, ami de Julien, était mort.

Tout à coup Julien cessa de parler de Napoléon ; il annonça le projet de se faire prêtre, et on le vit constamment, dans la scie de son père, occupé à apprendre par cœur une bible latine que le curé lui avait prêtée. Ce bon vieillard, émerveillé de ses progrès, passait des soirées entières à lui enseigner la théologie. Julien ne faisait paraître devant lui que des sentiments pieux. Qui eût pu deviner que cette figure de jeune fille, si pâle et si douce, cachait la résolution inébranlable de s’exposer à mille morts plutôt que de ne pas faire fortune ?

Pour Julien, faire fortune, c’était d’abord sortir de Verrières ; il abhorrait sa patrie. Tout ce qu’il voyait glaçait son imagination. [...] Enfin, Julien eut honte de sa terreur secrète.

— Serais-je un lâche ! se dit-il, aux armes !

Ce mot, si souvent répété dans les récits de batailles du vieux chirurgien, était héroïque pour Julien. Il se leva et marcha rapidement vers la maison de M. de Rênal. » 

Le Rouge et le Noir, Stendhal - Partie I, Chapitre V, p.38-41

Lieu de la réflexion de Julien © BL

Lieu de la réflexion de Julien © BL

Vais-je pouvoir inculquer une éducation à des enfants provenant d’un tout autre niveau social que le mien, qui m’ennuient en tous points ? Je ne sais pas si je vais réussir à tenir. Est-ce que j’arriverais à accomplir un quart de ce que Napoléon a pu faire dans sa vie ? Posséder un quart de sa richesse ? Moi qui n’ai jamais rien fait de ma vie ?

Depuis ma première enfance, j’ai été bercé par les conquêtes de Napoléon grâce à mon regretté professeur chirurgien-major, cousin de mon rude père. C’est grâce à lui que j’ai découvert les œuvres qui m’ont aidé à façonner mes ambitions. Et depuis la vue des unités militaires revenant de la campagne d’Italie, je rêve de grandeur, ainsi que de fortune. Mais après la Restauration, mes rêves ont été subitement détruits. Moi qui voulais m’éclipser de cette vie de fils de charpentier comme l’aurait fait Napoléon, depuis le changement de régime politique, il nous est maintenant impossible de briller sans les liens du sang avec la royauté. Est-ce la vérité, ou est-ce faire preuve de lâcheté que de penser de cette façon et de laisser tomber aussi rapidement ?

        J’ai baigné dans le monde militaire et ces grands hommes dès mon enfance, mais dès que j’ai été abandonné par mon professeur, celui qui m’inculquait les exploits de Napoléon, je n’ai plus eu le courage de continuer. Je ne peux plus espérer pouvoir faire une carrière dans l’armée comme cela fut son cas aux cotés de Napoléon en Italie. J’ai abandonné. Je ne veux plus m’engager. Après la mort de cette homme si important dans mon enfance, j’ai eu la vocation de me repentir du côté de l’église et de me faire prêtre. Voilà, enfin, une carrière… Sûrement que le fait qu’une église est construite à deux pas de chez moi y est pour quelque chose. Un vieux prêtre m’a enseigné la théologie jusqu’à aujourd’hui, sans oublier mon objectif premier : faire fortune pour quitter cette ville, aller vers de nouveaux horizons est ce que je veux depuis tout petit. Mais maintenant qu’il m’a enseigné assez pour que je transmette mon savoir, à mon tour je doute.

Je n’arrive pas à faire le premier pas dans ma vie d’adulte, même me rendre dans la demeure de M. de Rénal pour me faire précepteur est une tâche qui me paraît bien difficile, quitte à refuser ce travail et partir discrètement.

        Serais-je un lâche tout court ? Suis-un vrai homme ? puis-je accomplir une tâche de bout en bout ? Même aider mon père au travail j’en suis incapable, je préfère me plonger dans les livres, soit le Mémorial de St Hélène, qui fait partie intégrante de mon enfance, soit une bible prêtée par le curé du coin. Ma sensibilité débordante fait-elle de moi un lâche ? Ou serait-ce à cause de mes supposés traits féminins ?

Je n’ai rien fait, comparé à Napoléon mais je suis tout sauf un lâche ! Je me dois de continuer à me battre pour faire fortune, quitter ma patrie et devenir un homme neuf, pour espérer devenir un homme.

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