Publié par Guillaume
Et il la regardait, tout étonné par la pâleur de son visage, qui tranchait en blanc sur le fond noir de la nuit. Elle lui apparut extraordinairement belle, et majestueuse comme un fantôme ; sans comprendre ce qu’elle voulait, il pressentait quelque chose de terrible.
Mais elle reprit vivement, à voix basse, d’une voix douce, dissolvante :
— Je la veux ! donne-la-moi.
Comme la cloison était mince, on entendait le cliquetis des fourchettes sur les assiettes dans la salle à manger.
Elle prétendit avoir besoin de tuer les rats qui l’empêchaient de dormir.
— Il faudrait que j’avertisse Monsieur.
— Non ! reste !
Puis, d’un air indifférent :
— Eh ! ce n’est pas la peine, je lui dirai tantôt. Allons, éclaire-moi !
Elle entra dans le corridor où s’ouvrait la porte du laboratoire. Il y avait contre la muraille une clef étiquetée capharnaüm.
— Justin ! cria l’apothicaire, qui s’impatientait.
— Montons !
Et il la suivit.
La clef tourna dans la serrure, et elle alla droit vers la troisième tablette, tant son souvenir la guidait bien, saisit le bocal bleu, en arracha le bouchon, y fourra sa main, et, la retirant pleine d’une poudre blanche, elle se mit à manger à même.
— Arrêtez ! s’écria-t-il en se jetant sur elle.
— Tais-toi ! on viendrait…
Il se désespérait, voulait appeler.
— N’en dis rien, tout retomberait sur ton maître !
Puis elle s’en retourna subitement apaisée, et presque dans la sérénité d’un devoir accompli.
Madame Bovary, Flaubert - troisième partie, chapitre 8
Lignes 183 à 212 du livre
« Je ne sais plus quoi faire, Charles va m’en vouloir d’avoir menti. La pharmacie était la solution à tous mes problèmes. Mais Berthe ? Ma fille que j’aime. Et Léon ? Mon amour que j’aime tant, à tel point que je faisais croire à mon mari que j’allais à Rouen pour ces stupides cours de piano, alors que c’était juste pour le voir.
Je ne peux plus reculer, je dois rentrer à la maison en espérant que le poison agisse vite pour ne pas avoir honte trop longtemps.
Hélas ! Je n’aurais pas dû impliquer le petit Justin dans mon suicide, il va sûrement être tenu responsable car c’est lui qui a ouvert cette porte menant au capharnaüm où se trouvait le bocal bleu.
Je me sens faible et fatiguée, Charles est rentré, il me pose beaucoup de questions auxquelles je ne compte pas répondre, je m’assis à mon secrétaire, écris une lettre et mets la date du jour, et l’heure. Il faut que j’aille me coucher et que Charles cesse de m’adresser la parole.
C’est bien peu de chose la mort ! Je vais m’endormir et tout sera fini. »
Dix minutes plus tard.
« Je sens encore cet affreux goût d’encre qui me donne soif. J’ai du mal à respirer, j’ai l’impression que je vais vomir. Je sens un froid de glace qui me monte des pieds jusqu’au cœur.
Ça commence enfin ! Bientôt je serai délivrée de cette souffrance !
La douleur est immense, je vomis encore et encore et cela ne cesse de s’aggraver, pourvu que je ne souffre trop longtemps.
Je dois demander à Félicité d’aller chercher ma fille pour la voir une dernière fois. Charles est près de moi, je me rends compte que c’est un homme bien, il s’est toujours inquiété pour moi, je l’ai ignoré tout ce temps, sa fortune et sa réputation sont perdues à cause de moi.
Berthe arrive enfin, elle est si belle dans sa chemise de nuit ; je l’ai abandonnée, quelle idiote je suis !
Oh ! Ma pauvre fille ! Elle ne comprend pas ce qu’il m’arrive. »