Publié par Alexandre G.
De longues fougères, au bord du chemin, se prenaient dans l’étrier d’Emma. Rodolphe, tout en allant, se penchait et il les retirait à mesure. D’autres fois, pour écarter les branches, il passait près d’elle, et Emma sentait son genou lui frôler la jambe. Le ciel était devenu bleu. Les feuilles ne remuaient pas. Il y avait de grands espaces pleins de bruyères tout en fleurs ; et des nappes de violettes s’alternaient avec le fouillis des arbres, qui étaient gris, fauves ou dorés, selon la diversité des feuillages. Souvent on entendait, sous les buissons, glisser un petit battement d’ailes, ou bien le cri rauque et doux des corbeaux, qui s’envolaient dans les chênes.
Ils descendirent. Rodolphe attacha les chevaux. Elle allait devant, sur la mousse, entre les ornières.
Madame Bovary, Gustave Flaubert - Partie 2, chapitre 9, pages 210, 211
L'appel de la forêt des livres
La forêt, les grandes étendues du Canada ou de la Sibérie, Sylvain en rêvait depuis qu'il était petit. Son prénom était déjà un signe du destin. Les contes de Grimm ou de Perrault, les aventures de Robinson Crusoé, l’œuvre de Jules Verne, L'appel de la forêt, voilà un maigre échantillon de ses lectures du soir, du matin, de toute heure. Il se délectait de ces lectures qui lui permettaient d'échapper à un quotidien urbain oppressant, dense, maussade, lourd. La ville l'horrifiait par son agitation, ses bruits, ses mouvements, ses lumières. Les livres le rassuraient par leur paix, leur silence, leur douceur, leur ombre. La lecture le berçait, l'envoûtait. Les pages de ces livres bibliques étaient cornées, les couvertures usées. L'ouverture d'un livre résonnait comme un appel au voyage. Les pages sentaient les aiguilles de sapin, les lignes apparaissaient comme des forêts, les lettres comme des feuilles. La ville n'existait plus, il ne restait que Sylvain et la forêt.
Les livres ne suffisaient plus. Une soif d'aventures envahissait progressivement Sylvain. Une faim de découvertes le tenaillait. Il ne voulait plus lire, il voulait vivre. Plus de héros de papier mais un héros de chair.
Le Canada, la forêt, les grands espaces. Sylvain vendit sa maison en quelques semaines et acheta un aller simple pour Ottawa. Il embarqua un matin d'avril avec pour tout bagage une valise contenant sa précieuse collection de livres.
Direction le nord, lieu des fameux trappeurs solitaires vivant à la belle étoile. Il s'installa dans une petite cabane en bois perdue au milieu de nulle part. Le village le plus proche était à une centaine de kilomètres. Le changement de lieu n'affecta pas ses habitudes : dès son installation, il ouvrit Robinson Crusoé. Sylvain le savait, tout bon naufragé désespéré ou aventurier expérimenté cherche en priorité une source approvisionnement en eau. Il serait vain de vous dire que notre Sylvain Tesson en herbe l'avait lu dans ses romans. Robinson trouve une rivière en suivant le rivage. Problème, au milieu de la forêt québécoise, la mer manquait cruellement. Toutefois, la chance était avec lui puisque sa petite bicoque était au bord d'un de ces lacs qui faisaient la réputation de la région. Pour ce qui était de la nourriture, après s'être montré pitoyable à la fabrication et au maniement de l'arc, il tira sa suffisante pitance des pièges qu'il fabriquait. Très vite, strictement toutes les situations auxquelles il était confronté se classèrent en deux catégories : celles qu'il parvenait à gérer et celles qu'il ne parvenait pas à gérer, celles dont il avait lu un exemple et une solution, et celles où il était confronté à un danger inédit dont il n'échappait que de peu à la mort.
Un jour, en plein été, voulant imiter Sirius Smith de L'Ile mystérieuse, il se lança dans la fabrication de poteries. Il sculpta dans une sorte de glaise, qu'il prit pour de l'argile de première qualité, des récipients difformes. Il creusa un trou, déposa ces magnifiques créations et les recouvrit de branches exactement comme cela était décrit dans le livre. Il n'avait pas plu depuis longtemps, les feuilles mortes sèches recouvraient le sol. Il alluma son four à poterie.
Personne ne sut ce qui arriva ce jour-là. Mais on trouva sa cabane ainsi que la forêt à un kilomètre à la ronde en cendres. De Sylvain, nulle trace. Dans certains bistrots des villages du Québec, on entendait parler d'un homme des bois traînant un sac rempli de livres, de curieux incendies, de tas de boue vaguement sculptés, de restes d'arc difformes. Ces curieuses découvertes alimentaient régulièrement les conversations. Qui était donc cet homme mystérieux qui vivait loin de tout, qui jamais ne se décourageait et qui toujours reconstruisait son maigre bivouac, peu aguerri à la vie sauvage à en croire ses nombreux déboires ? Un fou ? Un illuminé ? Un ermite ? Un lecteur habité ?
Si vous vous baladez dans ces grandes forêts canadiennes, tendez l'oreille. Vous entendrez peut- être une voix, celle que la forêt a appelée.