Publié par Alicia

« Il abrégea beaucoup les leçons des enfants, et ensuite, quand la présence de madame de Rênal vint le rappeler tout à fait aux soins de sa gloire, il décida qu’il fallait absolument qu’elle permît ce soir-là que sa main restât dans la sienne.

Le soleil en baissant, et rapprochant le moment décisif, fit battre le cœur de Julien d’une façon singulière. La nuit vint. Il observa avec une joie qui lui ôta un poids immense de dessus la poitrine, qu’elle serait fort obscure. Le ciel chargé de gros nuages, promenés par un vent très chaud, semblait annoncer une tempête. Les deux amies se promenèrent fort tard. Tout ce qu’elles faisaient ce soir-là semblait singulier à Julien. Elles jouissaient de ce temps, qui, pour certaines âmes délicates, semble augmenter le plaisir d’aimer.

On s’assit enfin, madame de Rênal à côté de Julien, et madame Derville près de son amie. Préoccupé de ce qu’il allait tenter, Julien ne trouvait rien à dire. La conversation languissait.

Serai-je aussi tremblant et malheureux au premier duel qui me viendra ? se dit Julien ; car il avait trop de méfiance et de lui et des autres, pour ne pas voir l’état de son âme.

Dans sa mortelle angoisse, tous les dangers lui eussent semblé préférables. Que de fois ne désira-t-il pas voir survenir à madame de Rênal quelque affaire qui l’obligeât de rentrer à la maison et de quitter le jardin ! »

Le Rouge et le Noir, Stendhal (1830)

Livre 1, Chapitre IX, pages 106-107, édition Folio Classique

 Julien remporte la bataille © Alicia

Julien remporte la bataille © Alicia

Julien fut envahi d’un flot de pensées qui le laissa songeur. Son esprit se mit à vagabonder dans un tourbillon émotionnel. De détresse, son cœur semblait battre tels deux soldats croisant le fer.  

 

« Il ne peut en être autrement, je dois ici et maintenant pouvoir prendre la main de Madame de Rênal, mais comment puis-je y parvenir ? Je ne peux entrevoir un destin si glorieux si le courage me manque. Que fait l’Empereur lorsque celui est confronté à de semblables litiges ? Se laisse-t-il impressionner face au désarroi lorsque la situation semble le consumer peu à peu ? Nullement ! Il agit et chevauche son cheval blanc. »

 

Soudainement, les yeux de Julien semblèrent s’illuminer, il fut transcendé à l’idée de pourvoir connaître une telle victoire et réalisa que pour cet empire il serait téméraire. Alors que les deux amies échangeaient des lieux communs, de ses yeux épris il contempla fixement la main de madame de Rênal. Troublé, il poursuivit.

 

« La main de Madame de Rênal est sans aucun doute la finalité de ma quête, je ne peux connaître un second échec. Moi qui souhaite attiser la flamme, un tel geste pourrait éteindre cette même étincelle. En effet, Madame de Rênal se sentira certainement oppressée par les sollicitations d’un gougeât maladroit. La terreur me submerge à cette idée. Il ne peut en être ainsi ! Je n’accepterai guère l’idée de voir le brasier naissant ne devenir qu’un tas de cendre. 

Le cœur de Madame de Rênal, déjà pris, sera-t-elle offusquée par une telle tentative ? Se résoudra-t-elle à fuir en signe d’adieu ? C’est une femme respectable, je ne peux la corrompre et la laisser face aux ragots et aux railleries des habitants de Verrière ! Dans les strates de la bourgeoisie, les rumeurs vont bon train depuis que Madame de Rênal a appuyé mon intégration dans la garde d’honneur. Je refuse qu’elle soit un jour la honte de Verrière. Ce geste aura assurément des conséquences dont elle sera la première victime et je ne peux concevoir un tel destin. »

 

Julien tressaillit alors qu’une violente bourrasque traversa le jardin et sembla avoir perturbé ses pensées. En effet, Madame de Rênal frissonnait et sa main avait perdu sa pure blancheur, laissant place à une teinte violacée. Faisant ce constat, Julien fut saisi par le poids tu temps qui le rattrapait à la manière de la marée montante. La main de Madame de Rênal disparaîtrait alors et les espoirs de Julien s’envoleraient également vers d’autres ailleurs funestes et mélancoliques. Julien comprit l’urgence de son acte.

 

« Oh, tout en moi se désagrège ! Pour autant mon statut et ma foi me mèneront sans le moindre doute à L’Inquisition et je me retrouverai jugé pour le caractère répréhensible de mon action. Je serai alors renvoyé de mon emploi et je perdrai à jamais la compagnie de Madame de Rênal. Le maire, son époux, fera tout ce qui est en son pouvoir pour me retirer de la garde d’honneur et je verrai alors mon ascension sociale s’effondrer. Je ne peux emprunter de chemins de traverse, seule l’orthodoxie conduira mon âme vers un repos éternel au paradis. Il me faut combattre mes convictions. Celles-ci me rongent et me conduisent peu à peu vers une mort lente. La main de Madame de Rênal sera salvatrice, y succomber rendra ma misérable existence moins terne et monotone ».

 

Les palpitations de son cœur retentissaient comme le tic tac pesant de l’horloge. Annonçaient-elles la mort de Julien ou le renouveau ? Seule la réaction de Madame de Rênal s’en porterait décisionnaire.

 

« Alors, je serai libéré de tous ces carcans qui privent un jeune homme d’un bonheur indéniable. Je paierai le prix de mon acte et agirai comme il se doit pour porter assistance et amour à Madame de Rênal si celle-ci ne refoule pas notre liaison interdite. »

 

Julien sortit de la torpeur de sa rêverie. Comme dans un retour à la réalité, il sursauta et se leva lourdement tellement ses membres tremblaient. Les branches des arbres autour de lui s’agitaient avec violence à mesure que sa main se rapprochait de celle de Madame de Rênal. L’exaltation et la fougue de son geste témoignaient de la maladresse de son jeune âge, pour autant il semblait avoir faire fi de ses angoisses et à présent plus rien ne pouvait plus entraver sa décision. Comme un soldat au front, il donnerait sa vie pour la main de Madame de Rênal.

 

Tag(s) : #le rouge et le noir, #1G7
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