Publié par Clémence
Les affaires d’argent bientôt recommencèrent, M. Lheureux excitant de nouveau son ami Vinçart, et Charles s’engagea pour des sommes exorbitantes ; car jamais il ne voulut consentir à laisser vendre le moindre des meubles qui lui avaient appartenu. Sa mère en fut exaspérée. Il s’indigna plus fort qu’elle. Il avait changé tout à fait. Elle abandonna la maison.
Alors chacun se mit à profiter. Mlle Lempereur réclama six mois de leçons, bien qu’Emma n’en eût jamais pris une seule (malgré cette facture acquittée qu’elle avait fait voir à Bovary) : c’était une convention entre elles deux ; le loueur de livres réclama trois ans d’abonnement ; la mère Rolet réclama le port d’une vingtaine de lettres ; et, comme Charles demandait des explications, elle eut la délicatesse de répondre :
— Ah ! je ne sais rien ! c’était pour ses affaires.
À chaque dette qu’il payait, Charles croyait en avoir fini. Il en survenait d’autres, continuellement.
Il exigea l’arriéré d’anciennes visites. On lui montra les lettres que sa femme avait envoyées. Alors il fallut faire des excuses.
Félicité portait maintenant les robes de Madame ; non pas toutes, car il en avait gardé quelques-unes, et il les allait voir dans son cabinet de toilette, où il s’enfermait ; elle était à peu près de sa taille, souvent Charles, en l’apercevant par derrière, était saisi d’une illusion, et s’écriait :
— Oh ! reste ! reste !
Mais, à la Pentecôte, elle décampa d’Yonville, enlevée par Théodore, et en volant tout ce qui restait de la garde-robe.
Ce fut vers cette époque que Mme veuve Dupuis eut l’honneur de lui faire part du « mariage de M. Léon Dupuis, son fils, notaire à Yvetot, avec Mlle Léocadie Lebœuf, de Bondeville. » Charles, parmi les félicitations qu’il lui adressa, écrivit cette phrase :
« Comme ma pauvre femme aurait été heureuse ! »
Extrait du chapitre 11 pages 470-471
Partie III du roman Madame Bovary de GUSTAVE FLAUBERT
Bonsoir ma chère femme.
Je ne peux pas expliquer tout le mépris et l'accablement qui m'ont affligé depuis ta mort. Désolé, j'écris au lieu t'avoir pu te parler en face. Je suis un lâche, tu l'as deviné. Mais s'il y a bien une femme que j'ai réellement aimée, ce fut toi, et notre Berthe. Il faut que je te dise. Je me sens comme perdu, et je perds le goût de vivre au fil des jours qui passent sans toi. Récemment, j'ai pris conscience des abîmes qui nous séparaient. Je trouve que tout ce que l'on a vécu ensemble n'était que le fruit de notre chance qui n'a pas parfaitement fonctionné. Je suis sûr que tout ce que l'on a vécu chancelait sur un manque de repères. Je suis tout à fait conscient que je n'ai pas été à la hauteur de l'homme parfait pour toi, mais c'est ainsi que je suis et je n'aurais pas pu y remédier facilement.
Des souvenirs me reviennent de temps en temps et je me sens fort déçu de ne pas avoir été là avec toi. Je m'excuse tard, mais je m'excuse... Si tu me pardonnes, je pense ne pas pouvoir te pardonner en retour malheureusement. J'ai très récemment appris que tu m'aurais fait subir des infidélités et je ne peux pas y croire, même si je m'en serais finalement douté, peut-être, au fur et à mesure de tes activités extérieures, notamment en ville. Mais je n'aurais pas osé t'en parler car je ne me fais pas vraiment confiance. Apprendre que mes sentiments n'allaient que dans un sens...
Je suis ma propre déception, je la ressens au plus profond de moi. Mais toi, tu veux compliquer les choses avec tes idioties, sortir de chez nous, et pour quoi ? pour salir notre nom ! Je n’en puis plus de devoir endosser tes fautes, qui vont être sues par tout Yonville !
Je me retrouve endetté, privé de tout ce que j'ai obtenu par le travail; Donc pour nous aider, j'ai vendu tes affaires personnelles, tes vêtements et des choses coûteuses, je ne sais pas encore ce que l'avenir nous réserve à moi, et à Berthe surtout. Notre fille est la seule personne qui compte vraiment pour moi, mais je sens que je ne serai plus assez fort pour rester debout. Je ne me sens plus concentré sur mes objectifs. Mon deuil envers toi ne se déroulera pas bien. Notre fille me manquera, tu m'as emporté avec toi. Les souvenirs de toi me quittent et ton visage me devient inconnu. Je ne peux plus faire face aux erreurs qui me dépassent, pas plus les miennes que les tiennes.
Au final, tout sera parti avec toi.
Notre vie me devient inconnue. Tout s'efface. Je ne suis plus chez moi, tu m'as laissé tomber en suivant ton goût des folies. Pour te parler une dernière fois ici, j'ai demandé à un professeur de m'aider à écrire ces quelques lignes. Emma, je suis à bout.
Charles