Publié par Karine 

Vie de confiture

De mon enfance je n'ai aucun souvenir heureux. Je ne veux pas dire que jamais, durant ces années, je n'ai éprouvé de sentiment de bonheur ou de joie. Simplement la souffrance est totalitaire : tout ce qui n'entre pas dans son système, elle le fait disparaître.

En finir avec Eddy Bellegueule, Edouard Louis

       On pouvait dire que son enfance était parfaite, à cette petite fille de neuf ans, qui ne demandait qu’attention et amour.

      Comme tous les matins, Marya se réveilla à la bonne heure pour ne pas rater son programme préféré à la télé. Ensuite, elle s’installa sur les genoux de son père qui passait ses journées devant son bureau d’architecte. C’était un rituel, ces matinées. Mais ce jour n’était pas comme les autres, on fêta « l’Achoura », je me souviens, une fête religieuse et nationale... Je me souviens aussi que ce jour marqua Marya à vie.

      Ce jour-là, elle était en train de jour avec les maquettes de son père quand sa mère l’appela pour venir l’aider à la cuisine, elle se précipita donc : « Arwa akem cegg3eɣ ar tanutt ad aɣe lajja » (« Viens, je t’envoie au magasin pour acheter quelque chose »), lui dit-elle en kabyle. Elle dut acheter de la confiture pour les crêpes que sa maman cuisina pour célébrer « l’Achoura ».

       Marya se changea vite et se rendit chez le commerçant du quartier juste à cinq minutes de chez elle. Il était 14h00, à cette heure-là les clients sont rares, surtout pour un jour de week-end. Elle arriva dans le magasin, personne derrière le comptoir, elle attendit un peu avant d’hésiter à retourner chez elle, puis elle vit un homme arriver en courant de l’autre côté de la rue. C’était le commerçant, d’une trentaine d’années, il était petit de taille, portant une grosse veste en cuir marron délavé, un jean gris et un béret beige comme les mafieux. En revanche il était souriant, aimable, avec un air un peu vicieux qui ouvre les bras au doute, à la méfiance. « Acu tevɣi a yelli ? » (« Que veux-tu ma fille ? »), lui dit-il en kabyle. Elle n’eut pas le temps de finir sa phrase qu’il lui coupa la parole, et ajouta avec le sourire: « I tcevee ! Isem-im? Acal l3emr-im? » (« Que tu es belle ! Comment t’appelles-tu ? Quel âge as-tu ? »). La petite innocente qui ne se doutait point que ces questions étaient bizarres ou déplacées répondit tout bêtement qu’elle s’appelait Marya et qu’elle avait neuf ans. Il continua à la draguer...dirais-je...en lui faisant des compliments, lui demandant d’enlever sa petite casquette, de montrer ses oreilles ornées de petites boucles dorées, de sourire, faire comme si elle était chez elle... Cela devenait de plus en plus bizarre et gênant. Tout à coup il commença à être familier, il fit le tour du comptoir, la prit par la main, un peu de force, et lui proposa de venir avec lui dans la pièce à côté, ou au moins derrière le comptoir. Mais la petite fille fut trop gênée à ce moment et lui dit non d’un air timide et inquiet. Ne voulant pas insister, il se calma et la serra fort dans ses bras, dos à lui, comme dans le « Titanic » quand Jack tient Rose sur le bateau, mais sans les mains tendues. Le cœur de Marya battait la panique : personne ne l’avait jamais tenue ni touchée comme cela. Elle n’avait jamais senti un homme respirer aussi fort près d’elle. Et surtout, elle sentit comme...un engin se frotter à son postérieur... Elle perdit tous ses moyens, ne sachant pas que faire ! Son cœur voulut exploser tellement le stress la saisit, son cerveau s’envola, et soudain ! Elle le poussa, prit la confiture qui était sur une étagère, posa l’argent sur le comptoir sans récupérer la monnaie, et courut chez elle comme une folle, en regardant derrière elle à chaque seconde, par peur d’être poursuivie ! Arrivée chez elle quarante-cinq minutes plus tard, essoufflée, pâle, tremblante, elle jeta le pot de confiture sur la table à coup de nerfs, ordonna à sa mère de ne plus jamais l’envoyer dans ce magasin, et se précipita dans sa chambre pour s’allonger.

      Sa mère la suivit aussitôt et voulut comprendre cet affolement : « Acu ikem yuɣen !? Acimi i tettargagi akka !? » (« Qu’est ce qui t’est arrivé !? Pourquoi tu trembles comme ça!? »). Mais Marya ne voulait rien avouer et préféra mentir : « J’ai été coursée par trois chiens ». Sa mère ne fut pas bête pour la croire, et essaya de la faire parler avec toutes les méthodes, en lui conseillant de ne faire confiance à personne, car le commerçant pouvait la kidnapper pour en faire du trafic d’organes...

      « Mais maman, rien de tout ça n’aurait pu te passer par la tête, si tu connaissais la vérité… t’auras beau ramer, je ne dirai rien ».

       ~ Quelle vie de confiture ~

 

Tag(s) : #autobiographie
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