Publié par Priscilla
Pour nous elle fut un vaste palais, aux ressources sans saisons, un couloir infini, un escalier peuplé de vies comme une niche de crépuscules, une cour, des cuisines, des bassins, des toits de tôles rouillées où nous découvrîmes le monde en de secrètes magnificences. Située au mitan de la ville, elle nous filtrait la ville. Elle savait allier les lumières et les ombres, les mystères et les évidences.
À ce moment-là, on vivait sur l’île de La Réunion, plus précisément à Ste Clotilde. Avant ça, je vivais au Port, là où tous les bateaux de cargaison accostent. Nous avons quitté la ville précipitamment pour des raisons financières. Malheureusement, j’ai dû laisser une partie de mon enfance là-bas.
Quelques mois plus tard, nous emménagions dans un ti kaze en tole (une petite maison), la façade et l’aspect extérieur restent un peu flous dans ma mémoire. Elle avait une couleur vive, elle était chaleureuse, rayonnante, mais pour y entrer on devait monter un escalier qui menait à une porte en hauteur. Je n’avais pas le droit d’y accéder. Maman me répétait sans cesse oussa ou ve allé ? (où veux-tu partir ?)
Comme nous venions d’emménager, il n’y avait pas beaucoup de meubles, juste le strict nécessaire pour pouvoir vivre. Le mur était couvert de papier journal pour empêcher la pluie de rentrer. La télé était posée à même le sol, ainsi que des matelas qui faisaient office de lits. Seul papa pouvait regarder la télé. Dans mon souvenir c’était vraiment vide mais cela n’importait pas vraiment, tant que je m’amusais à courir partout à l’intérieur. Pourtant, on avait la maison la plus belle du quartier, avec mes frères et sœurs.
Maman n’était pas souvent à la maison, à ce moment-là, car elle devait aller au champ. Elle était très fatiguée parce qu’elle était enceinte de mon petit frère. Le peu de temps où elle était présente, elle le passait plongée dans la cuisine, ou assoupie. Mon père, quant à lui, passait son temps à s’occuper des cochons, des poules et des oies. Et comme il faisait des batay coq (des combats de coqs) avec les voisins, il était très occupé. C’est une tradition : lé dan sang kréole (une tradition dans le sang des réunionnais). Le seul jour où nous étions tous réunis était le « jour du Seigneur », le seul jour de repos. Quand nous sortions de l'église, dans les ruelles s'exhalait l'odeur des rougail saucisses, carry ti jacques boucané.
Le lundi tout revenait à la normale. Je passais la majeure partie de mes longues journées étouffantes – à cause de la chaleur de l’île –, seule avec mon tableau d’ardoise dan fon la cour (dans le fond du jardin). Je me souviens de cette vieille charrette disposée devant la kaze (la maison) qui ne pouvait sans doute plus rouler.
En voyant mon père s’occuper du bétail, à longueur de journée, je développais aussi une passion pour les animaux. J’aimais jouer avec les animaux en m’imaginant vivre des aventures. Tantôt, j’étais une fermière, une autre fois, une aventurière. Je devais sauver des gens tout droit sortis de mon imagination. Je courais, criais ; j’étais vraiment investie dans mes rôles. Je devais sans doute être dans ma petite bulle car je n’avais pas d’amis. Je m’amusais toujours seule. Mais vivre avec peu de moyens et déménager m’a permis d’apprécier les vraies choses de la vie, je dirais. Pourquoi aurais-je eu besoin de jouets et d’amis quand j’avais mon imagination ? Je me revois devant cette maison qui porte tous nos souvenirs, nos rires, et nos silhouettes au soleil, nos ombres. Les choses simples de la vie étaient pour moi les plus merveilleuses.
Je te remercie, Maman, d’avoir bien voulu me faire part de ton souvenir, et de m’avoir permis de le retranscrire par la suite.