Publié par Titouan et Ivan
« Puis ils se chauffèrent dans la cuisine, pendant qu’on apprêtait leur chambre. Charles se mit à fumer. Il fumait en avançant les lèvres, crachant à toute minute, se reculant à chaque bouffée.
— Tu vas te faire mal, dit-elle dédaigneusement.
Il déposa son cigare, et courut avaler, à la pompe, un verre d’eau froide. Emma, saisissant le porte-cigares, le jeta vivement au fond de l’armoire.
La journée fut longue, le lendemain ! Elle se promena dans son jardinet, passant et revenant par les mêmes allées, s’arrêtant devant les plates-bandes, devant l’espalier, devant le curé de plâtre, considérant avec ébahissement toutes ces choses d’autrefois qu’elle connaissait si bien. Comme le bal déjà lui semblait loin ! Qui donc écartait, à tant de distance, le matin d’avant-hier et le soir d’aujourd’hui ? Son voyage à la Vaubyessard avait fait un trou dans sa vie, à la manière de ces grandes crevasses qu’un orage, en une seule nuit, creuse quelquefois dans les montagnes. Elle se résigna pourtant ; elle serra pieusement dans la commode sa belle toilette et jusqu’à ses souliers de satin, dont la semelle s’était jaunie à la cire glissante du parquet. Son cœur était comme eux : au frottement de la richesse, il s’était placé dessus quelque chose qui ne s’effacerait pas. Ce fut donc une occupation pour Emma que le souvenir de ce bal. Toutes les fois que revenait le mercredi, elle se disait en s’éveillant : « Ah ! il y a huit jours… il y a quinze jours…, il y a trois semaines, j’y étais ! » Et peu à peu, les physionomies se confondirent dans sa mémoire, elle oublia l’air des contredanses, elle ne vit plus si nettement les livrées et les appartements ; quelques détails s’en allèrent ; mais le regret lui resta. »
G. Flaubert, Madame Bovary, I, 8 p.183
En route pour Yonville dans l’Hirondelle avec Charles, Emma se remémorait ce qu’elle espérait quitter en quittant Tostes.
« Quel ennui ! Quel ennui ! Quand je me suis mariée avec Charles j’espérais avoir une vie exaltante, quitter cette ferme, vivre la passion des romans ! Au lieu de ça, quelle a été ma vie depuis mon mariage ? Un village ennuyeux, vu à travers une fenêtre qui donne sur une route de poussière. Des promenades qui se ressemblaient toutes, avec le même chien, sur le même trajet. Tenir la maison… quelle affaire ! Il y a déjà une bonne pour ça. Et la solitude ! Charles toujours sur les routes, cherchant à s’établir. Une belle-mère hostile, qui ne desserre les dents que pour me donner des leçons. Suis-je donc condamnée à attendre - mais quoi ? - en jouant du piano et en griffonnant quelques dessins que Charles suspendra comme si c’étaient des tableaux de maître ? Au château de la Vaubyessard, il y en avait, des tableaux de maîtres, des vrais !
Quel délice ! Quel délice que ce bal ! Les flammes des bougies reflétées dans les cloches d’argent, les homards rouges, les cailles avec leurs plumes, les ananas et les grenades, la porcelaine fine, les serviettes en forme de bonnet d’évêque, le parfum délicat du luxe ! C’est cela, la vraie vie, celle que je voulais ! Ah le Vicomte ! Quel raffinement ! Quelle merveilleuse valse entre ses bras rassurants ! Lui, il sait certainement manier l’épée et le verbe, il sait d’un mot faire rêver, il vous fait tourner la tête et fait de votre vie une aventure romanesque ! »
À ce moment-là Charles fit une déclaration d’une très grande importance : « Qu’est-ce que c’est beau toutes ces fleurs ! »
« Quel pauvre homme ! Quel pauvre homme ! Encore une déclaration qui en vaut la peine, typiquement du Charles Bovary ! En plus il n’a même pas l’idée de demander au cocher de s’arrêter pour aller les cueillir, aucun romantisme ! Ni aucun raffinement. Dès le matin, il est ridicule : il a les cheveux en bataille, pleins de plumes d’oreiller, il s’habille avec ses grosses bottes, ses chemises de gros drap et son gilet qui ne cache rien de son ventre. Et cette boule de poil qui lui servait de casquette au collège qu’il garde obstinément dans l’armoire ! Il fait du bruit en mangeant sa soupe et n’aime rien autant que la soupe à l’oignon et le ragoût. Sa conversation est plate comme un trottoir de rue. Il n’a aucune personnalité, aucune conversation, aucune imagination. S’il avait de l’ambition ce ne serait pas à Yonville qu’on aurait déménagé, mais à Rouen ! Il n’a aucun courage, comme face à sa mère où il n’est qu’un petit garçon. Quelle erreur ! Mais quelle erreur ! Pourquoi m’être mariée avec Charles Bovary ? »