Publié par Lola H. et Léane

« On faisait d’abord quelques parties de trente-et-un ; ensuite M. Homais jouait à l’écarté avec Emma ; Léon, derrière elle, lui donnait des avis. Debout et les mains sur le dossier de sa chaise, il regardait les dents de son peigne qui mordait son chignon. À chaque mouvement qu’elle faisait pour jeter les cartes, sa robe du côté droit remontait. De ses cheveux retroussés, il descendait une couleur brune sur son dos, et qui, s’apâlissant graduellement, peu à peu se perdait dans l’ombre. Son vêtement, ensuite, retombait des deux côtés sur le siège, en bouffant, plein de plis, et s’étalait jusqu’à terre. Quand Léon parfois sentait la semelle de sa botte poser dessus, il s’écartait, comme s’il eût marché sur quelqu’un.

Lorsque la partie de cartes était finie, l’apothicaire et le médecin jouaient aux dominos, et Emma changeant de place, s’accoudait sur la table, à feuilleter l’Illustration. Elle avait apporté son journal de modes. Léon se mettait près d’elle ; ils regardaient ensemble les gravures et s’attendaient au bas des pages. Souvent elle le priait de lui lire des vers ; Léon les déclamait d’une voix traînante et qu’il faisait expirer soigneusement aux passages d’amour. Mais le bruit des dominos le contrariait ; M. Homais y était fort, il battait Charles à plein double-six. Puis, les trois centaines terminées, ils s’allongeaient tous deux devant le foyer et ne tardaient pas à s’endormir. Le feu se mourait dans les cendres ; la théière était vide ; Léon lisait encore. Emma l’écoutait, en faisant tourner machinalement l’abat-jour de la lampe, où étaient peints sur la gaze des pierrots dans des voitures et des danseuses de corde, avec leurs balanciers. Léon s’arrêtait, désignant d’un geste son auditoire endormi, alors ils se parlaient à voix basse, et la conversation qu’ils avaient leur semblait plus douce, parce qu’elle n’était pas entendue.

Ainsi s’établit entre eux une sorte d’association, un commerce continuel de livres et de romances ; M. Bovary, peu jaloux, ne s’en étonnait pas.

Il reçut pour sa fête une belle tête phrénologique, toute marquetée de chiffres jusqu’au thorax et peinte en bleu. C’était une attention du clerc. Il en avait bien d’autres, jusqu’à lui faire, à Rouen, ses commissions ; et le livre d’un romancier ayant mis à la mode la manie des plantes grasses, Léon en achetait pour Madame, qu’il rapportait sur ses genoux, dans l’Hirondelle, tout en se piquant les doigts à leurs poils durs. »

Madame Bovary, Gustave Flaubert, Partie II, Chapitre IV, page 140

© Dessin et photo par Lola H.

© Dessin et photo par Lola H.

Emma est assise et écoute Léon lui lire les poèmes d'un recueil. Elle le contemple.

Son visage est si sérieux et à la fois si doux. J'ose à peine respirer, je pourrais le déconcentrer... Comme il est beau. Et sa voix ! Elle est magnifique, envoûtante, comme si elle flottait jusqu'à moi. Ses gestes sont tellement délicats lorsqu'il tourne les pages de ses livres. Comme quand il peint ! Il peint si bien que ses peintures prennent vie. Comment ne pas tomber sous le charme d'un tel homme. Il se déplace avec une telle élégance qu'il ferait chavirer n'importe qui. On dit aussi qu'il est généreux, altruiste... Comment pourrais-je en douter ? Il n'est pas comme Charles, cet ignare incapable de voir plus loin que le bout de son nez. Comment ai-je pu épouser un homme si incompétent et dénué de toute ambition ? Et gagne-petit en plus de cela. Léon, lui, est un homme passionné, sensible, digne. Je me demande même comment tant de facultés appartiennent à un seul être !

Ses cheveux sont pareils à des fils d'or qui glisseraient entre mes doigts... Et son parfum m'emporte jusqu'au pays des songes. Je me noie dans la profondeur de ses beaux yeux bleus. J'ai devant moi un homme pareil à un ange, élégant, compétent, que dis-je, talentueux ! Et modeste en plus de cela. Et sa musique, Seigneur ! Sa musique est tel un voyage ! Ses paroles m'emportent... je pourrais l'entendre des heures durant. Comme si le monde s'arrêtait lorsqu'il commençait à parler. Assise là à l'écouter, quel bonheur ! Je suis comblée. Un homme si parfait, tout à moi.

Mais, d'ailleurs, est-il vraiment tout à moi ? Me trouve-t-il aussi jolie, élégante, intelligente ? Bien sûr que je le suis, mais est-il réellement du même avis ? M'aime-t-il comme je l'aime ? Dieu que je peux être sotte ! Évidemment qu'il m'aime ! Comment puis-je même en douter. Il est si attentionné... Si seulement je pouvais passer ma vie à ses côtés, m'abandonner à cette existence enivrée de passion et d'amour. Mais cela m'est malheureusement impossible. Je dois me cacher et mentir pour atteindre ce petit bout de bonheur. Ah quelle vie ! Mon Dieu je divague, mes pensées se perdent. Qu'importe, je suis là avec lui, je me dois d'en profiter. Je lui suis tellement reconnaissante d'être entré ma vie. Qui sait, peut-être qu'un jour nous partirons ensemble, vivre un de ces beaux voyages dont nous avons souvent parlé. Peut-être repartirons-nous de zéro, nous reconstruirons cette vie à laquelle j'ai tant aspiré... Il est celui que j'ai toujours attendu, demeurer avec lui serait comme atteindre le sommet du bonheur, des jours et des nuits à lui faire part de mes lectures, et il ferait de même. Et de longues promenades au bord des ruisseaux, accompagnées de discussions enflammées... Tout ce dont j'ai toujours rêvé !

        N'y pensons plus.

Rien n'est encore certain, je reste toujours coincée dans la boucle infernale de ma vie avec Charles et ma petite Berthe à Yonville.

 

Tag(s) : #madame bovary, #S1
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