Publié par Yannaël
« — Vous nous quitterez, vous partirez ?
Julien répondit en soupirant :
— Il faut bien que je parte, car je vous aime avec passion, c’est une faute… et quelle faute pour un jeune prêtre ! Madame de Rênal s’appuya sur son bras, et avec tant d’abandon que sa joue sentit la chaleur de celle de Julien.
Les nuits de ces deux êtres furent bien différentes. Madame de Rênal était exaltée par les transports de la volupté morale la plus élevée. Une jeune fille coquette qui aime de bonne heure s’accoutume au trouble de l’amour ; quand elle arrive à l’âge de la vraie passion, le charme de la nouveauté manque. Comme madame de Rênal n’avait jamais lu de romans, toutes les nuances de son bonheur étaient neuves pour elle. Aucune triste vérité ne venait la glacer, pas même le spectre de l’avenir. Elle se vit aussi heureuse dans dix ans, qu’elle l’était en ce moment. L’idée même de la vertu et de la fidélité jurée à M. de Rênal, qui l’avait agitée quelques jours auparavant, se présenta en vain, on la renvoya comme un hôte importun. Jamais je n’accorderai rien à Julien, se dit madame de Rênal, nous vivrons à l’avenir comme nous vivons depuis un mois. Ce sera un ami. »
Le Rouge et le Noir, Stendhal
Partie I, chapitre XIII, p.98-99
Mais comment être sûre que mes sentiments ne prendront pas le dessus un jour ou l'autre ? Qui sait, lui qui m'aime avec passion, comme il dit, serait peut-être prêt à rester pour moi ? Néanmoins, je ne peux point infliger cela à mon mari, une relation avec un fils d'ouvrier ne ferait que salir ma réputation. Pour quel genre de personne passerais-je? Et puis je ne sais même pas si ce cher Julien m'aime d'un amour fidèle et éprouve les mêmes choses que moi… Malgré cela, je ne peux pas me sortir de la tête cet épisode, quand Julien appuya sa main contre la mienne, ce fut un des sentiments les plus forts que j’aie jamais vécu. Pourquoi a-t-il fait cela? Pourquoi lui ai-je repris la main ensuite ? Était-ce par désir d’affection ou était-ce une simple envie passagère? Il faudrait que j'en sache plus sur Julien, cela me déchirerait le cœur qu'il s'en aille faire carrière plus loin. Alors il me faut le connaître pour créer des liens. J’ai senti cette électricité durant ce premier contact physique, je me suis alors rendue compte que je ne pourrais pas vivre sans lui. Son orgueil correspond si bien à sa personne que je le vois comme une qualité. En sa présence, je me sens libre, je me sens vivre, mais pourquoi a-t-il fallu que ça soit lui ? Pourquoi suis-je en train de tomber sous le charme de ce fils d'ouvrier, si cultivé et éloquent ?
De surcroît, si mon mari venait à apprendre cette liaison entre le précepteur de nos enfants et moi, qui sait comment il réagirait ? Serais-je affichée devant tout le monde ? Mon statut social s'en trouverait dégradé, foulé aux pieds… je ne peux pas faire ça, cela irait à l'encontre de la morale même ! Avoir un amant, je n'y avais jamais songé, mais depuis cette rencontre, j'ai tendance à me laisser tomber dans ce gouffre qu'est la pensée étrangement désirable de l'adultère. Mes sentiments se mélangent, je ne sais vraiment plus quoi penser. Mais je pense qu'il ne faut pas que je cache mes sentiments, j'en souffrirais trop. Je ne peux me passer de Julien, du moins pour le moment, mes sentiments sont si grandioses que je ne peux me passer de lui. Mais il m'est important, pour garder mon statut, que ce dernier épisode, que cet incident ne se fasse pas entendre. Cet évènement doit rester entre Julien et moi, et il ne se saura jamais. Néanmoins, je ne pense pas pouvoir garder ces sentiments au fond de mon âme. J'espère de tout cœur que Julien restera parmi nous et ne me délaissera pas. J'espère de même que mon mari n’aura point vent de cet écart. J'ai bien l'impression que cette simple prise de ma main par Julien a brusqué mes pensées, peut-être était-ce voulu ? Mais comment aurais-je pu ne pas m’en rendre compte ?