Publié par Thomas V.-P.

Je voulais détourner son regard à jamais. je voulais être seul au monde à ne pas avoir vu du tout. cette main aurait pu ne pas être là, après tout : mais moi non plus, et avec moi disparaître le monde. ce cadeau. l'image de ta mort. 

Elle avait aimé la vie passionnément de loin. sans l'impression d'y être ni d'en faire partie. malheureuse, elle photographiait des pelouses tranquilles et du bonheur familial. extase paradisiaque, elle photographiait la mort et sa nostalgie. 

Pour une fois adéquation exacte de la mort même à la mort rêvée, la mort vécue, la mort même même. identique à elle même même. 

Gouffre pur de l'amour. 

S'endormir comme tout le monde. ce que je veux. 

Je t'aime jusque là.

Evidemment ce n'était pas un cadeau ordinaire. celui de me livrer, à cinq heures du matin, un vendredi, l'image de ta mort. 

Pas une photographie. 

La mort même même. identique à elle même même.

J. Roubaud, « Je voulais détourner mon regard à jamais », Quelque chose noir (1986)

* L’absence de majuscule après un point est un choix typographique de Jacques Roubaud.

 

© Thomas V.-P.

 

Je voulais faire taire mes pensées. Ne plus avoir à songer à tous ces regrets, ceux qui m'ont transpercé à la vue de ton regard. Ce dernier regard qui m'a fait douter : douter de moi, douter de Toi, douter de nous.

Moi-même je n'y croyais pas quand on m'a dépeint ton apparence, il fallait faire connaissance avec, à la fois macabre et tragique, elle laissait derrière elle des questions qui ne resteront que des suppositions afin de soulager mes pensées.

J'étais persuadé de ton bonheur, persuadé de te combler, et me voilà à la dérive, chavirant entre les songes obscurs et cette vérité que je ne peux m'avouer. Alors je sombre, sombre dans des vices que je n'avais osé imaginer, mais je me garde bonne conscience en observant ces photographies de ton visage.

Je dois me l'avouer, maintenant je le vois, ce regard austère qui, impassible au premier abord, était lourd de chagrin.

Ironie du sort, je m'en retrouve moi-même atteint, captif dans cette nouvelle routine cauchemardesque, ne pouvant oublier ce regard. Après tant d'apparitions, je reste avide de détails.

Mais dis-moi, pourquoi maintenant ? Maintenant que tant d'années se sont écoulées, me persuadant d'une félicité commune.

Espères-tu que je me repente en me donnant la mort ou bien veux-tu que je continue cette existence misérable, remplie de ces regrets, regrets de ne pas avoir su voir dans ton regard ce désespoir ?

Alors dis-moi, qu’attends-tu de moi ?

 

Tag(s) : #jacques roubaud, #élégiaque, #1G2
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